vendredi 8 juillet 2016

DALLAS, OU LA DIFFICILE COMPRÉHENSION DE L'INJUSTICE RACIALE




Un jour, en classe, où j’expliquais avec passion, et beaucoup de détails, la problématique de l’injustice raciale aux États-Unis, (la nature socio-économique de l’esclavage, sa justification par un racisme de plus en plus virulent, le débat enfiévré qui a agité la question durant le premier 19e siècle, la guerre de Sécession et la difficile abolition de l’esclavage, la ségrégation systématique qui s’en est suivie, organisée et légalisée par un jugement de la Cour suprême des États-Unis en 1896, qui a froidement déclaré que la séparation des « races » n’avait rien d’anticonstitutionnel tant qu’on offrait à tous des services équivalents, jugement qui a tenu bon jusqu’en 1954, le dur combat pour les droits civiques durant les années 1960, et le développement d’une extrême gauche, nourrie de colère, de marxisme et d’Islam), un étudiant visiblement révulsé, et bien sûr exaspéré, m’a lancé: « Je suis surpris, tu expliques bien, mais tu ne peux pas comprendre. Tu n’es pas Noir. »

J’ai été interloqué.

Le prof d’histoire que je suis s’est, en quelques secondes, posé dix, cent questions, sur la pertinence de ce que j’enseignais, et bien sûr, sur ma capacité à comprendre, avec empathie, ce que c’était d’être Noir en Amérique du Nord.

Faut-il être Indien pour comprendre l’histoire amérindienne ? Faut-il être Canadien français pour comprendre une part importante de l’histoire du Québec ?

J’ai répondu à l’étudiant que je faisais de mon mieux pour ne pas être victime, malgré moi, d’une analyse qui serait contaminée par l’histoire du racisme. J’ai ajouté que très probablement, en effet, il y avait des limites « raciales » à ma compréhension. J’ai insisté, surtout, sur le message que recevaient encore, et que recevraient toujours, les jeunes Afro-Américains, quand ils apprennent leur histoire: comment, mais comment, dans les faits, développer une confiance en soi personnelle et collective quand on retient, systématiquement, que ses ascendants, depuis plus de 15 générations, ont été marqués au fer rouge — c’est le cas de le dire — par la marginalisation, l’aliénation et l’exploitation raciales ? Et je me suis risqué à une comparaison, à laquelle je crois toujours: qu’il en est aussi des jeunes Québécois francophones quand le passé qu’ils apprennent, - comment faire autrement, - et qui les détermine largement, est fait de Conquête, d’échec révolutionnaire et référendaire, de prolétarisation, de soupçons de toute sorte sur la nature même de leur société d’appartenance, et qu’eux aussi en paient le prix, victime d’une confiance en soi souvent défaillante, qui explique, par exemple, le haut taux de décrochage scolaire…

Nous avons, en classe, parlé de tout ça un bon moment.

Quelques jours plus tard, l’étudiant est venu me voir à mon bureau. Il avait dans les mains le livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Je lui ai conseillé de lire aussi Les veines ouvertes de l’Amérique latine. Il m’a remercié, mais a réaffirmé que, malgré tout, si je pouvais « savoir », je ne pouvais pas comprendre, parce que je n’étais pas Noir.

Et j’en suis resté là, avec ce doute intellectuel et professionnel capital, pour la suite de ma carrière.

Aujourd’hui, je pense à cet étudiant, et je doute plus que jamais.

[Ce texte a d'abord été publié en statut Facebook.]




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