samedi 6 août 2016

HISTOIRE DE LA VIOLENCE (SEXUELLE), D'ÉDOUARD LOUIS: MODESTE ESSAI





J’ai lu, pas même en vingt-quatre heures, le récit autobiographique, bouleversant, terriblement interpellant, que fait Édouard Louis d’un viol qu’il a subi la nuit de Noël 2012, à Paris.

J’ai lu cette histoire tragique en pleurant, souvent. Il y a peu de possibilités qu’Édouard Louis ne lise jamais le petit billet qui suit, sur ce grand roman — sur ce très grand roman. C’est la raison pour laquelle j’écris, d’abord, même si je suis conscient que cette fragilité larmoyante peut rebuter, que j’ai beaucoup pleuré. 

Lui se défend souvent, dans son récit, d’avoir pleuré, déplorant en apparence, mais en apparence seulement que ses larmes ne coulent pas quand il le faudrait. C’est qu’Édouard Louis a de la compassion, de victime à victime, pour son agresseur, traumatisé par le racisme, la marginalisation sexuelle, l’étrangeté dans une France qui le rejette et qui le juge à priori coupable de tout, du simple fait de sa nord-africanité. 

Et pourtant, malgré lui, peut-être, Édouard Louis dit vrai, intensément, tout au long de son roman, sur l’essentiel, sur le viol abominable qu’il a subi, ou sur ce qui pourrait être, à une autre époque de sa vie, une expérience d’abus sexuel. Impossible de douter de son histoire, des mots qu’il choisit pour la dire. Malgré les artifices intellectuels, elle trouve les mots justes, qui transcendent, et de loin, l’histoire des violences sociales qui s’extériorisent en France – que le Québec a subies aussi, du reste, le Québec, colonisé mal libéré, que je personnalise ici, amoureux de la France, et pourtant si souvent humilié, méprisé, au point qu’il a envers ce pays un rapport d’amour-haine, rapport complexe qu’on a souvent analysé, décrit, sans, nécessairement, l’excuser ou le pardonner.

Mon petit commentaire, je vais donc l’écrire sans me soumettre, comme le fait Édouard Louis, à une analyse sociologique des rapports de force entre la violence des puissants et l’aliénation des humiliés, analyse qui rend le pardon inévitable quand on place l’agression — ici, sexuelle — dans le contexte social qui l’a précédée et l’a nourrie. Au moment d’écrire mon billet, je ne ressens aucunement le besoin de pardonner, même contraint par un quelconque besoin irrépressible de justice sociale, une valeur essentielle à l’auteur, ce qui l’honore, bien évidemment. 

Mais voilà, le fait est que j’ai beaucoup pleuré. Que c’est la nature même du viol et de ses séquelles, ce « quelque chose de terrible » qui s’inscrit dans l’inconscient, comme me disait François Péraldi, à l’époque de la psychanalyse, ce « quelque chose » qui ruine l’existence et qui tue, qui m’a interpellé, qui m’a bouleversé, qui m’a fait pleurer. Là-dessus, sur le crime sexuel et ses répercussions, les mots d’Édouard Louis sont sobres, presque discrets, et pourtant percutants. Ils se glissent souvent dans le récit, l’air de rien, et pourtant ils sont bien là, écrits, prononcés, exacts, même quand l’auteur prête ses mots à d’autres, faisant semblant de s’en séparer.

Par exemple, une sœur fictive, utile au récit, dit d’Édouard Louis qu’il « met un masque » et « joue un rôle », même quand il lui raconte, très terre à terre, l’horreur de l’agression. Et lui, dans le même sens, décrit parfaitement bien ce qui se cache derrière le rôle, la dissociation dont il est victime: « Une deuxième personne s’était installée dans mon corps ; elle pensait à ma place, elle parlait à ma place, elle tremblait à ma place, elle avait peur pour moi, elle m’imposait sa peur, elle m’imposait de trembler de ses tremblements. »

S’est développée ce qu’on appelle en psychiatrie une phobie sociale, « une haine des autres », inévitablement, quand on ne peut plus décoder adéquatement le désir des autres, qu’on l’imagine toujours tourné vers soi, sans que jamais ce désir ne puisse avoir d’intention claire ou bienveillante, et qu’on le sache en fait porteur de mort: « le monde était [devenu] une mise en scène construite contre moi. » Durant l’agression, extrêmement violente, Édouard Louis raconte ne pousser que « de faibles cris », « pour qu’il [le violeur] ne s’énerve pas » – soumission caractéristique de la victime qui n’a plus ni corps, ni volonté, qui devient totalement aliénée, qui devient une chose, la chose de l’autre. Il est après coup submergé par la « honte », veut se taire et déteste ceux qui le forcent à parler, ces « autres à qui on devrait reprocher [paradoxalement] de ne pas parler ». Il est blessé de l’indifférence qu’il rencontre partout quand il se décide à porter plainte, exception faite, heureux homme, de quelques amis proches – parce qu’en général, il n’y a que peu, sinon pas de solidarité du tout. Il « détourne le regard », se réfugie dans des rêves qu’il construit consciemment: «  je savais que je rêvais. » Il redoute la police (qui pourrait l’accuser, lui, mais de quoi, au juste ?), et il craint en même temps la vengeance de l’agresseur s’il l’accuse, un pauvre type qui, soudainement, « ne méritait [plus] d’aller en prison ». Il a « peur », que peut-il ressentir d’autre ? Il se sent pénétré de saletés, souillé, sali, poreux jusque dans ses poumons: il y avait là « l’air qui avait été inspiré et expiré par Reda », l’agresseur, qu’il fallait recracher à l’air libre, devant la fenêtre du studio grande ouverte, hors des lieux du crime.


Édouard Louis écrit superbement que « que ce qu’on appelle la honte est en fait la forme de mémoire la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire, une mémoire qui s’inscrit au plus profond de la chair, à croire (…) que les plus vifs souvenirs d’une vie sont toujours ceux de la honte. » Lui croit s’en sortir, de la catastrophe, en réussissant « à atteindre une forme de mémoire qui ne répète pas le passé. » Je reste stupéfait quand je lis la méthode, bien simple, pour ce faire: « Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité. » J’espère, j’espère vraiment un nouveau roman qui m’explique, qui explique à toutes les victimes, comment, mais comment donc faire pour « nier la réalité » quand elle est inscrite au plus profond de la chair.
  

Reste que le roman d’Édouard Louis, Histoire de la violence, est un des livres les plus puissants que j’ai lus sur la problématique des agressions sexuelles. Édouard Louis est un jeune intellectuel exceptionnellement brillant. Je lui en veux, c’est évident, de s’en être sorti indemne, du désastre. C’est ce qui semble. Exception faite des grosses notes, quand j’étais encore étudiant universitaire, et de l’impression bien fragile que cela m’a donné d’être capable, un temps, rien ne m’a redonné vie: et je suis resté ce que je suis encore, survivant, médiocre, chroniquement velléitaire, facilement humilié, souvent victimisé. J’ai été, d’amis, de collègues, l’objet de soupçons répétés, bien malgré moi, et de rejet, plus dur encore. L’agression s’est donc répétée, de bien des manières. Et je n’ai bénéficié que de peu, très peu de solidarité.






3 commentaires:

Richard Patry a dit…

Pierre m'a écrit, et je publie son commentaire en son nom:

« Nier la réalité mène vers les addictions pour plusieurs personnes.
L'inconscient, lui,ne nie pas. »

Lili a dit…

Le livre est percutant au point de générer un texte d'une fabuleuse justesse! Le monstre demeure en soi malgré le temps et les pansements sur les plaies, qui elles, ne se referment jamais. J'hésite entre le le lire et le rejeter...

Richard Patry a dit…

J'espère que ce roman sera beaucoup, beaucoup lu... Mais, paradoxalement, j'ai un peu peur, moi, de rendre public ce texte de blogue sur Facebook, ce que je fais habituellement. Toujours et encore cette répression retournée contre soi...

Merci, Lili !