Capture d'écran, de l'émission Tout le monde en parle, Radio-Canada, le dimanche 31 mars 2013
Je lis tout le temps, souvent la nuit jusqu’à très tard; c’est ma lueur dans l’obscurité, les livres. Je lis, parfois rapidement, un livre après l’autre, sans plus chercher à documenter mon travail, une habitude, pourtant, que je perds difficilement. Alors je prends des notes, me promettant d’écrire, sur ce blogue, quelques billets «littéraires». Ce sont la plupart du temps des extraits qui fainéantent, sur Louis-Ferdinand Céline, sur Max Gallo, sur Chris Harman, sur Serge Bouchard, sur Erckmann-Châtrian, sur Armistead Maupin... Cette courte liste devrait faire sourire; elle dit tout.
Je lis tout le temps, mais, exception faite des livres d’Histoire, comme science, je lis comme un perpétuel ignorant. Je n’aligne que très rarement mes lectures sur l’actualité littéraire, et sur ce qui brille. De sorte que, voyez-vous, je ne connaissais pas Kim Thuy. Pas jusqu’à dimanche soir passé, quand elle a rejailli, sur le plateau de Tout le monde en parle, fluide, drôle, extraordinairement séduisante, être de lumière. Cette écrivaine a vendu des centaines de milliers d’exemplaires de Ru, elle a été célébrée par la critique, couronnée, plusieurs fois. Et je ne la connaissais pas. Mais je suis tombé amoureux (fou !) d’elle. J’étais certain d’aimer son écriture, et son récit: je me suis procuré Ru, de Kim Thuy, auteure québécoise (je suis fier d’écrire ça: «auteure québécoise»), Ru, petit livre d’une écriture poétique très épurée, et pourtant roman autobiographique très dense, spectateur d’une inimaginable tragédie, que j’ai lu, en deux nuits d’affilée. Je suis encore sous le choc. Et je suis encore séduit.
Kim Thuy raconte une famille, la sienne, constante malgré la guerre, la fuite, le déracinement, la reconstruction, comme si l’identité des personnes transcendait tout, survivait à tout, pays, culture, climat, même à la merde ignoble des camps de réfugiés de Malaisie, même aux matelas infestés de punaises qu’on a leur a offerts, de bon cœur, au Québec, terre d’échappée ultime d’un parcours terrible. Kim Thuy ne parle pourtant jamais, ou très peu d’elle, sauf peut-être, pour insister: je n’ai été, écrit-elle, qu’une ombre, j’ai été l’ombre de tous les miens, je les ai regardés, dévisagés, jugés, aimés, je connais leurs numéros, à tous. Mon roman est l’ombre de leurs vies, mon écriture a cette pudeur de l’ombre, je ne dessine que les contours essentiels, je respecte les replis, je préserve les visages qui ont dû se fermer, les mâchoires qui ont dû se serrer, les «cicatrices infligées».Ce roman en est un d’amour.
Ce roman est aussi un roman de guerre, de mort, de spoliation. Comment peut-on survivre à ces expériences d’indignités extrêmes, aux fins de rééducation convenable ? Comment peut-on se reconstruire une vie, et se convaincre du simple droit d’exister, après avoir été si radicalement culpabilisé pour avoir été, dans une première vie, riche, puissant, privilégié ? La famille de Kim Thuy a fui le Vietnam avec pour toute fortune une prothèse dentaire sertie de diamants, «trousse de survie» qui a fini sa trajectoire dans un dépotoir ! «J’ai eu la chance d’avoir des parents qui ont pu préserver leur regard peu importe la couleur du temps, du moment. Ma mère me récitait souvent le proverbe qui était écrit sur le tableau noir de sa huitième année à Saigon: La vie est un combat où la tristesse entraine la défaite.» Kim Thuy a eu la chance, elle, de blinder son sens de l’humour: «Qui aurait cru qu’après que nous eûmes évité la noyade, les pirates, la dysenterie», cette prothèse aux diamants finirait dans les immondices ? Que dira-t-on, dans mille ans, de ces diamants «placés ainsi en cercle dans la terre» ?
Le roman de Kim Thuy, chapitres longs, chapitres courts, juxtaposition de mots indispensables, sans suite apparente, me fait penser à un livre d’art asiatique, avec ses symboles, que je ne connais pas, que je ne comprends pas, mais qu’elle aurait superbement traduits, sans rien ne leur enlever de leur beauté, de leur raffinement, de leur fabuleuse capacité de synthèse. Après avoir lu ce roman, j’ai l’impression de mieux connaître l’esthétique de la culture vietnamienne. Je veux bien la faire mienne, elle m’a ébloui.
Ce roman n’a pas de foi. En le lisant, il m’en a rappelé un autre, bien différent, et pourtant écrit avec la même sobriété, la même délicatesse dénudée, la même poésie sans romance: Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué, de Howard Buten. Lui non plus n’a pas de foi, sinon en ce qui s’en tire, malgré des parcours «atypiques, parsemés de détours et d’embûches, sans gradation ni logique.»
10 commentaires:
Quelle douceur de lire ce superbe billet en sirotant mon café ce matin. Je ne connaissais pas Kim Thuy non plus. Je l'a met définitivement sur ma liste de lecture.
Ça m'a aussi fait penser que tout récipiendaire d'un mot d'Amour provenant de ta plume sera choyé.
Merci pour la découverte.
Ce commentaire que je reçois de toi, en tout cas, c'est un mot d'amour, et ça fait, comme on dit, ma journée ! :-)
Merci à toi !
R.
Tout comme vous j'ai découvert Kim Thuy a TLM. Ce fut tout autant une révélation. Je vais me procurer son premier livre.
Je l'ai trouvé si radieuse. Si charmante, sans fausseté de vedette...Oui une vraie femme.
Et votre article me fait voir que j'ai bien ressentis cette femme... Une merveilleuse auteure j'en suis certaine.
Sans fausseté de vedette: tout à fait d'accord. :-)
Tu me donnes envie de courrir à la librairie. Je n'ai pas lu Rü mais j'ai lu
< À toi> un échange de courriels qu'elle a partagé avec Pascal Janovac. Un petit bijou que j'adore relire de temps à autre une page ou deux au hasard. Voici un tout petit bout pour t'aguicher à mon tour:
< Alors, j'aime être ta Kim. Celle qui te souffle des mots pour faire le pont entre l'espace et le temps.>
Son écriture sonne comme une symphonie à mon oreille. Je vais me procurer Rü et son dernier roman c'est certain. Moments d'extase anticipés pour les prochaines semaines j'en suis persuadée.
bonne soirée. :-)
Merci, Jocelyne. Moi aussi, je lirai son dernier roman. Je ne connaissais pas À toi, et je le lirai certainement aussi. [C'est une première d'avoir un commentaire de toi sur mon blogue ! Je suis flatté, bien honnêtement:-) ]
Je viens de terminer J'ai adoré cette danse des mots qui fait virevolter la tristesse et le bonheur de vivre.
Ce fut l'extase encore une fois. Maintenant j'entreprends la fin du voyage avec J'avoue que j'ai un peu peur. Pas beaucoup d'auteurs(res) peuvent se vanter de m'avoir séduite trois fois. )))))
je vais faire comme toi ! On s'en reparlera sûrement (si tu le souhaites) directement sur ce blogue :-)
Désolée je ne sais pas pourquoi je sors comme anonyme il y a quelque chose qui m'échappe ou m'a échappé. J'avais pourtant coché .
Merci pour l'invitation je reviendrai avec plaisir.
Cette fois je ne prends pas de chance je signe :))))
Jocelyne Richard
Merci Jocelyne ! Je me doutais bien qu'il s'agissait d'un message de toi :-)
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