J’ai déjà dit sur ce blogue l’admiration que j’ai pour Albrecht Dürer. Je ne connaissais pas cette gravure, qui vient tout juste de me tomber sous les yeux. (Elle a été vendue il y a peu chez Christie' s.) Ce qui me bouleverse, chez Dürer, depuis toujours, c’est la mélancolie (l’angoisse narcissique, le délire religieux, la folie hallucinée) qui marque toute son œuvre. Mais le moins que je puisse dire, c’est que cette remarquable gravure sur bois ne donne pas précisément dans l’humeur noire: le désir homosexuel est flagrant, une impatience qui n’ose pourtant pas encore toucher, mais qui se gaspille dans le plaisir de boire, de jouer, d’écouter, de séduire... Cette gravure me rappelle, dans un style bien sûr tout différent, le dessin explicite d’innombrables poteries grecques classiques qui ne laissent guère de doute sur ce qui se passait, à l’ombre, durant certains moments d’intimité masculine... Dans l'oeuvre de Dürer, les hommes perdent leur temps, et probablement leurs douces espérances... Dürer homosexuel ? On l’a écrit, souvent. Probablement en a-t-il (lui aussi) souffert, privé de ce qu’il a à peine codé dans cette œuvre exceptionnelle. Mais bien franchement, je n’en sais rien de plus: je projette, j'imagine...
Aaron H. Swartz s'est suicidé le 11 janvier dernier, le lendemain même du jour où je publiais, sur ce blogue, l'article intitulé « L'homosexualité est un crime contre l'Humanité ». Il avait 26 ans.
Je ne connaissais que très peu Aaron Swartz, et que de réputation, évidemment. Je le savais militant pour la liberté d'Internet, et la libre circulation du savoir en ligne, au plus faible coût possible; je le savais inventeur, concepteur, et brillant informaticien; je le savais poursuivi en justice pour un acte de piraterie informatique que, lui, percevait comme une rébellion militante, comme le geste d'un battant.
Sa famille accuse les excès de procédure d'être responsables de son suicide. Certains de ses proches rappellent cependant une détresse, constante, qui l'aurait ravagé jusqu'à l'anéantir.
Détresse ? Et si ce jeune homme avait souffert d'homosexualité ?
Le 8 septembre 2009, il signait, sur son blogue, un billet qu'il a intitulé «Why I am not gay» : simple, calme et transparent. Son texte, sur une question aussi intime, et quoi qu'il prétende, en est un d'activiste solitaire; l'analyse est sans amertume apparente, et sans souffrance; mais de fait, elle ne se sépare en rien des autres engagements sociaux de Swartz; elle propose l'interprétation la plus indépendante possible, et qui va de soi, à ses préférences sexuelles. Il n'y a pas, écrit Swartz, d'identité gay. Il n'y a que des actes, des instants de libre choix, des moments de bonheur.
Je ne suis pas sûr de ses arguments. Je ne suis pas même certain qu'il n'ait pas considéré, à contrario, son militantisme comme faisant partie intégrante de son identité, et non pas comme une simple succession d'actes sensés, posés par libre choix. Peut-être Aaron Swartz souffrait-il de son homosexualité. Peut-être au point d'en mourir. Son plaidoyer, libre et magnifique, doit pourtant être lu: c'est le texte d'un jeune homme qui s'est renseigné, c'est évident, et qui comprend parfaitement bien ce qu'il a fallu dire et faire, avant lui et par d'autres, pour s'assurer d'être libre de sa vie; pourtant c'est un manifeste qui dénonce l'instrumentalisation d'une identité gay qui n'existerait pas en dehors du fantasme protecteur qu'il procure. I'm not born this way, no way... C'est un texte sur la vie qui désire.
Aaron Swartz est resté libre de ses actes. Il s'est donné la mort. Et c'est précisément cette mort qui remet en question, radicalement en question, la conviction qu'il avait de n'être, lui, déterminé par aucune identité, et de ne s'être laissé librement guider que par des actes de joie, isolés les uns des autres, et vécus en toute quiétude. On peut raisonnablement en douter.
Je viens tout juste de regarder cette vidéo, tirée d’une émission de la télé camerounaise, et opposant la militante des droits de la personne, Alice Nkom, à un représentant de la jeunesse du Cameroun. C'est Rue89 qui, dans son édition du 9 janvier, fait référence à cette vidéo, à propos de meurtres homophobes, commis, semble-t-il, dans la joie. Je connais un tout petit peu Me Nkom; je l’ai déjà rencontrée. J’en ai parlé ici, sur ce blogue: c’était au mois d’août 2011. Elle était la présidente d’honneur des Festivités de la Fierté — pour mes amis français, la Gay Pride de Montréal.
Me Nkom mène un combat qui l’expose aux pires dangers. On le comprend d’autant mieux que dans cette vidéo, son contradicteur lui assène, sans rire du tout, que l’homosexualité est un crime contre l’humanité, et que la Déclaration universelle des droits de l’homme est un produit du seul Occident, immoral, décadent, mais en position de force pour imposer — temporairement — ses valeurs. Et que penser d’Obama, maintenant, qui prône l’égalité de tous devant le mariage ? Il se trompe; il se déshonore; qu’il reste chez lui.
Je suis doublement interpellé. Je suis occidental, et je suis gay. Et je me demande, fatalement, je doute, je m’interroge, vous savez, comme à la confesse, dans le temps: est-ce que je dois me sentir coupable d’être occidental ? Est-ce que je dois reconnaître une valeur partielle, circonstancielle, et géographiquement variable, à la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Est-ce qu’il y a des accommodements raisonnables et nécessaires qui doivent être acceptés, quant à l’application de la Déclaration, au point de vue de certaines parties du monde ?
Ce sont des questions très complexes. Mais si on doit répondre par l’affirmative à ces questions, parce qu’on est progressiste, par exemple, antiraciste, et de cette gauche puritaine que j’exècre, je ne sais plus dès lors si je suis digne de quoi que ce soit, et j’ignore dorénavant si le Droit, à défaut d’humanisme, me protège intégralement; me faut-il alors m’accuser, et me reconnaître comme un criminel contre l’humanité, un décadent, et un pervers, du reste qu’en sursis, puisque l’Occident, impérialiste, sera tôt ou tard vaincu, et que la morale naturelle sera de ce fait rétablie ? Est-ce que le concept de loi commune pour tous et toutes a encore un sens, maintenant, pas dans dix ans, pas dans cent ans, mais maintenant, partout sur terre ? Est-ce j’ai raison de croire que la loi est d’autant plus commune à tous et toutes qu’elle doit protéger les minorités ? Peut-on se permettre de croire qu’il y a une loi commune pour l’humanité tout entière, avant même de pouvoir parler de crime contre l’humanité ?
Parfois, parfois, j’en ai vraiment assez d’être un sous-homme. Parfois, j’en ai vraiment assez de faire honte, et d’avoir honte. Parfois, j’en ai vraiment assez de tous ces hypocrites défenseurs de la justice internationale, et du respect des civilisations, qui ne diraient pas un mot, pas un seul mot, pour s’insurger qu’il y ait encore, sur cette terre, des partisans avoués d’espèces supérieures, de genre et d’orientation, qui soient à protéger contre ces animaux corrupteurs que sont les hommes et les femmes gaies. Parfois, j’en ai vraiment assez.
PS (du 11 janvier 2013) À un ami qui s'inquiétait que je me fasse du mal, à force de me mortifier, de prendre trop à coeur, j'ai répondu ce qui suit:
« Mon ami, je vais bien, t'en fais pas pour ma santé mentale ! Je suis en amour, et je vis dans une société où ma sécurité, tout comme mes droits, est encore à peu près équitablement protégée.
Je ne me fais donc pas souffrir, mais je souffre pour de vrai, je suis humilié pour de vrai, quand je lis qu'il y a encore des emprisonnements, de la torture, de la violence sociale, des meurtres et des condamnations à mort pour homosexualité. Je souffre pour de vrai quand j'entends un homme dire que je participe (bien malgré moi, parce que je n'ai pas choisi ce que je suis,) à un crime contre l'humanité. Je souffre pour de vrai quand je constate l'indifférence générale face à la violence faite aux personnes gaies, si je compare, par exemple, à la violence faite aux femmes, qui elle, scandalise, avec raison du reste.
Je ne suis pas surpris que personne, ou à-peu-près, n'aient réagi à mon texte, sur Facebook, ou directement sur mon blogue. Ça reste un sujet embarrassant, honteux, qu'on préfère ne pas voir. Et puis, surtout, il y a cette question du droit international, de la Déclaration universelle des droits, et du Protocole qui l'opérationnalise - qui est contraignant, théoriquement, pour les pays membres de l'ONU. J'ai, comme beaucoup, cru au travail du temps. J'ai cru au respect des cultures, des croyances et des civilisations. J'ai cru qu'il ne fallait pas que nos droits, à nous occidentaux, soient brandis comme des instruments d'impérialisme nouveau genre à l'endroit des pays en voie de développement durable. Et puis, voilà que j'écoute cet hurluberlu qui parle de crime contre l'humanité, et qui justifie sa haine par le rejet d'une Déclaration universelle qui ne serait que le produit de l'occident et de ses «valeurs». Et je sais bien qu'il y a, ici, chez nous, au Québec, des militants de gauche qui pensent la même chose, et qui opposent à la défense universelle des droits égaux pour tous le même argument «anti-impérialiste» que ce monsieur camerounais. Ça m'a heurté, scandalisé. Ça a été, pour moi, un moment de rupture idéologique. Et je pose à nouveau la question essentielle: combien de morts, d'emprisonnements, de torture, de discrimination faut-il encore endurer, et pour combien de temps, dix ans, cent ans, avant que la déclaration des droits ait un sens réel pour tous et toutes, partout sur la terre entière ? Me Nkom est engagée mondialement dans la lutte pour l'égalité. Elle a l'appui (entre autres!) d'Hillary Clinton. En écrivant mon billet, je fais ce que je peux, de loin, pour l'appuyer. On sait jamais, ça peut, peut-être, aider. »