Note : Toutes les citations, dans le texte qui suit, proviennent du Dictionnaire amoureux de l’islam.
Je connaissais mal l’islam — que je ne connais toujours que modestement, du reste. Les quelques notions que j’avais dataient de mes études universitaires en histoire. Par l’intermédiaire de l’histoire médiévale, on abordait un peu en classe l’expansion de l’islam et l’important bagage scientifique et culturel que l’Occident chrétien lui devait. C’est la raison pour laquelle je tenais tant, en 2015, durant un voyage en Espagne, à me rendre en Andalousie, et spécifiquement à Cordoue, d’où a rayonné la pensée d’Averroès, philosophe musulman qui a si fortement contribué « à sauver de l’oubli l’héritage grec, en particulier l’œuvre d’Aristote. » Sur place, j’avais été ébloui par la grande mosquée de Cordoue, la deuxième du monde arabo-musulman quant à l’envergure, tout juste après celle de La Mecque.
Je connaissais donc mal l’Islam. Je savais à peu près ce que Lamartine en disait, essentiellement « un Livre, dont chaque lettre est devenue une loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, et [qui] a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel. » Et voilà que me tombe sous la main, récemment, un très beau bouquin, le Dictionnaire amoureux de l’islam, écrit par un éminent spécialiste de l’histoire et de l’anthropologie musulmanes, Malek Chebel. Chebel est partisan d’un islam des Lumières qui fut et qui doit être, un islam libéral et lumineux présent tout au long de l’histoire de la civilisation arabo-musulmane, mais plus que jamais nécessaire aujourd’hui, époque qui « dit jusqu’où peut aller l’asservissement d’une personne au nom de l’idéologie religieuse, l’islam paraissant, de ce point de vue, encore plus répressif, car il double l’absence de liberté individuelle dans les régimes autocratiques où il est en vigueur. »
C’est avec passion que j’ai lu ce Dictionnaire. J’y ai retrouvé les apports de l’islam à la civilisation, par exemple « de nombreuses découvertes (...) spectaculaires et décisives dans des domaines comme l’alchimie, la parfumerie, l’agronomie, la pharmacologie, l’hydraulique, la médecine, l’art de la table, la parfumerie, et même le vin »; dans le domaine des arts appliqués, tels « mosaïque, verrerie, céramique, cuir, métaux, textiles, papier »; sur le plan économique, « les chèques, la douane, le bazar, les tarifs, le magasin, et même la notion de risque »; la contribution de l’islam au domaine abstrait est tout aussi considérable : « Que ce soit la logique, la grammaire, les mathématiques ou encore la philosophie et la fiction littéraire, on ne compte plus les travaux inspirés des innovations arabes y compris jusque dans le domaine culinaire. » Chebel précise même que « la calligraphie, la mosaïque et l’architecture sont élevées au rang d’art sacré en islam » : ce sont là des expressions artistiques essentiellement religieuses, servant à la « vénération de l’Unique ». J’y ai retrouvé, enfin, le rappel d’œuvres littéraires qui ont marqué toute l’histoire socioculturelle du monde, telles Les mille et une nuits, qui donnent « une représentation assez précise de l’état du monde d’alors, même si elle reste littéraire et allusive » : ainsi les Nuits parlent, parmi mille sujets et contes fantastiques, de médecine, d’herboristerie, d’hippiatrie, de toxicologie, de biologie, de géométrie, d’astronomie, de navigation maritime, d’hydraulique, de génie civil, d’architecture, de linguistique et d’ethnographie...
Le Coran est, bien sûr, au cœur du Dictionnaire de l’islam. Chebel écrit que depuis le Prophète, et jusqu’à nos jours, « on peut dire que le Coran gouverne la vie du musulman de bout en bout », d’autant plus que cette vie est rythmée par son calendrier propre, lunaire. Le Coran « est la norme juridique, un codex moral, une constitution sociale et politique, une encyclopédie, une grammaire ». C’est dire qu’il y a peu de tolérance possible pour l’hérésie, qui « commence avec la libre pensée » parce qu’elle remet en question « la divinité du Coran. » En conséquence, « rien n’est plus difficile que de parler laïcité avec les musulmans. Celle-ci est perçue comme un agnosticisme, un athéisme et parfois même comme une nouvelle hérésie », perfidement produite, dans l’ombre, « par l’Église d’une part et la Synagogue d’autre part. » Il faut là-dessus préciser « que l’islam n’a aucune tradition de sécularisation ». D’où cette question fondamentale, et éminemment contemporaine : « L’islam peut-il se réformer ? » Du reste, que faut-il réformer, « l’islam ou les musulmans ? » Face à cette question complexe, existentielle, même, « l’islam, écrit encore Chebel, a mal à sa politique ».
D’autant que l’islam a ses points noirs, « ses démons intérieurs », souvent associés, par erreur, « à la moralisation de la nouvelle société musulmane ». Ainsi en est-il de la liberté d’expression, qui reste très limitée. En est-il encore de la condition de vie faite à la femme, qui continue « d’observer une étiquette d’apparat, » sans que « des débats proprement féministes ne suscitent en elle de révolte ». La chose est d’autant plus déroutante que se pratiquent toujours « les mutilations sexuelles que l’islam ne parvient pas à éradiquer. » L’homophobie est un autre de ces points noirs, « une homophobie radicale, difficile à réduire et dont le caractère irraisonné semble assumé, par cette société tout entière, comme une donnée intrinsèque. » Et surtout, bien sûr, cette terrible impasse qu’est la politisation de la religion, « menée à la fois par des potentats laïcs et par des imams peu scrupuleux [qui] a fait de la douce Asie musulmane le lieu de toutes les luttes tribales, la terre du rapt d’étrangers et du troc de marchandises illicites. » La religion est à ce point au cœur de l’acte de terreur que « des jeunes kamikazes (...) se protègent le sexe, au cas où il en resterait quelque chose après l’explosion » et que le paradis, tel qu’il est fantasmé, puisse tenir toutes ses promesses...
Si on discute tant de l’islam, de nos jours, c’est qu’il advient « hors les murs » traditionnels, en Europe surtout, mais en Amérique aussi, et que cela « suscite des questions nouvelles qui interpellent les musulmans » dont « dépendra une partie de [leur] intégration (...) dans les pays non islamiques ». Or, « on ne comprendra rien, ou peu s’en faut, à la complexité des rapports entre le monde chrétien et le monde de l’islam sans avoir en tête l’histoire des huit croisades qui se déroula sur deux siècles, de 1095 jusqu’à 1291 [et qui] n’en finit pas de se rappeler » au souvenir de l’islam. Il y a là un potentiel de haine considérable, une envie renouvelée de « guerre sainte ». Certains musulmans, et à l’évidence Malek Chebel lui-même, à l’encontre de l’islamisme radical, « encouragent une lecture symbolique de la guerre sainte comme dépassement de soi, convaincus du fait que plusieurs siècles de non-guerre ont permis à l’islam d’atteindre une splendeur qu’aucune guerre ne lui apportera jamais. Ceux-là s’inscrivent dans un mouvement universel de maîtrise de soi, prônant des comportements de sagesse et de paix intérieure. »
Reste le racisme, violent, haineux, cultivé de longue date, telles ces phrases de Kafka, de 1912, difficiles à expliquer venant d’un tel écrivain : « Il faut que les Arabes nous laissent en paix ; nous voulons un air respirable ; un horizon nettoyé d’eux ; plus de cris de veaux que l’Arabe égorge ; que tous les animaux puissent crever en paix ! » C’est ce racisme hostile aux Arabes, aux Iraniens, aux Turcs, qui entrave le mouvement universel d’ouverture à l’autre et de modernité laïque, et fige de plus en plus de jeunes musulmans dans le radicalisme islamiste, perçu comme le seul moyen efficace de lutte contre l’impérialisme et le mépris.
4 commentaires:
Ce résumé m'apprend plus sur l'islam que tout ce que j'ai pu en lire jusqu'à maintenant. Quel prof inspirant tu es.
Je vais essayer de me le procurer en numérique. Merci Richard.
Commentaire plus que gentil ! Merci, Jocelyne.
Je suis tout à fait d'accord avec Jocelyne. Merci ! Quant à Kafka, chaque humain a sa part d'ombre, un écrivain choisira plus volontiers de la dévoiler; chose qui permet de désacraliser l'auteur en tant qu'homme pour mieux se concentrer sur le texte.
Une pensée pour Asli Erdogan.
Une immense pensée pour Asli Erdogan ! Merci, Anne-Sophie.
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