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mercredi 22 octobre 2014

CAS D’EXCEPTION: À PROPOS DES ÉVÉNEMENTS D’OTTAWA


Photo Reuters



(Billet d’abord publié sur Facebook. Mais les événements d’Ottawa, en ce 22 octobre 2014, étant exceptionnellement graves, cela excuse, certainement, que je reproduise ici mon texte, sans autre prétention que de garder intactes sa tête et ses idées.)

… « J’ai une irrésistible envie d’écrire quelques mots pacifiant — hasard inconséquent un peu plate, quelques jours à peine après avoir fermé mon blogue Choses vues. Quelques mots pacifiant, et pacifiques. Allons-y, risquons-nous, sans haine, autant que possible, y compris dans les commentaires que je pourrais, peut-être, recevoir comme gratifications désagréables…

J’espère que les événements d’Ottawa (et de Saint-Jean-sur-Richelieu) ne dériveront pas d’abord en une agression réactionnelle contre la pensée, l’analyse, la réflexion, le savoir et le souvenir. Qu’on ne répondra pas au fanatisme par le dogmatisme, qui n’aurait ni de sens ni de raison, faute de quoi la recherche et l’éducation deviendraient radicalement inutiles, sinon dans des cercles intellectuels tragiquement fermés sur eux-mêmes.

J’espère aussi qu’ils ne seront pas prétexte à une agression contre les libertés les plus fondamentales, les plus essentielles, même s’il faut, par delà tout, assurer, bien sûr, la sécurité de tous, ici au Canada, mais aussi ailleurs, de par le vaste monde, complexe, trop souvent saigné à blanc par ceux qu’on a appelés, très justement, les «bourgeois conquérants», détail sanglant qu’on oublie trop souvent, sous le coup de l’émotion scandalisée, quand l’horreur frappe non pas au loin, mais juste à la porte d’à-côté…

J’espère encore que ces événements d’Ottawa n’éteindront pas, pendant un temps toujours trop long à espérer, l’avenir d’un monde qui doit absolument, s’il veut être en paix, être d’abord mieux compris, plus juste, plus équitable, plus respecté et plus libre. (En 2008, souvenons-nous, le candidat Obama se disait prêt à parler à tous les ennemis des États-Unis, et de l’Occident, pour chercher à comprendre et à désamorcer la haine… Où en sommes-nous, Monsieur le Président, du dialogue que vous aviez heureusement proposé ?)

Ces événements sont évidemment témoins de notre époque, et notre époque est le produit de l’Histoire, au moins de celle du dernier siècle, et des erreurs graves, par exemple, qui ont ponctué la Première Guerre mondiale au Moyen-Orient: je pense à la trahison des Anglais (et des Français) face au monde arabe de l’époque, — c’était en 1919, au moment et en suite du traité de Versailles — et au colonialisme qui s’est rapidement déployé dans un espace politique et culturel qui aurait dû être libre, constitué, et capable d’assumer son destin propre…

C’est en prof d’Histoire que j’écris ces quelques lignes, pas nécessairement en homme de la gauche québécoise. C’est pourquoi j’espère enfin qu’il y a encore place pour l’esprit des Lumières dans ce terrible XXIe siècle. Très franchement, je n’en doute pas: il y aura toujours à faire usage de responsabilité critique pour que survivent le bon sens et la lucidité, généralement (et heureusement) proches de l’incroyance, une fois passés le choc, la terreur, l’incompréhension de l’indicible et de la barbarie, et le deuil douloureux des nôtres… »

 

mardi 31 décembre 2013

2013: L'ANNÉE DE DIEU




Il s’est passé quelque chose d’extraordinairement important, cette année, au Québec. Le gouvernement a proposé de laïciser l’État, d’obliger une sécularisation quasi complète de ses services. Les employés de l’État, tous les employés de tous les services publics, si jamais la Charte des valeurs de la laïcité devait être adoptée par le parlement, devront attester de ce passage extraordinaire dans l’histoire de la chose publique, l’avènement de la neutralité religieuse de l’État, qui fera désormais le pari audacieux d’assurer son autorité sans s’habiller de Dieu.

On mesure mal la rupture historique et culturelle que cela représente, tant l’État a vite appris l’importance de cloîtrer et de nourrir ses prêtres, pour mieux mystifier la multitude et rendre tolérable la propriété du sol, des grains, des femmes, des travailleurs dépossédés d’eux-mêmes, de la valeur calculée des avoirs, des capitaux, des fortunes. Quel pari ! L’humanité des citoyens singulièrement affirmée et renforcée, il en arrivera, tôt ou tard, que tous les êtres humains seront plus égaux que jamais entre eux ; qu’ils auront droit à la même urgence de vivre, le mieux et le plus longtemps possible ; qu’ils pourront faire obligation à l’État d’assurer l’égal accès aux ressources qui sont fondamentalement l’affaire de tous ; et qu’ils auront la liberté d’imposer le respect dû à ce bas monde, cette Terre qui seule les a produits et qui seule pourra, de longtemps, les nourrir encore.

Ce n’est pas désespérant de ne croire en rien. Subsistera longtemps dans cet espace privé qu’est la conscience de chacun, cet espoir insensé d’un monde meilleur, ailleurs qu’ici-bas parce qu’impossible ici-bas. C’est précisément cette croyance qui est démoralisante. Ne rien croire de ce qui nous vient de l’obscurité des temps anciens, c’est se désaliéner, c’est se libérer : Dieu n’a jamais rien vengé, ne fera jamais justice. «Nous finissons [enfin] par comprendre comment s’est formé le monde qui est le nôtre au début du XXIe siècle. C’est un monde dans lequel la richesse peut être produite à une échelle dont nos grands-parents n’auraient pas osé rêver, et pourtant c’est un monde dans lequel les structures de domination de classe, d’oppression et de violence semblent plus fermement enracinées que jamais.» (Chris Herman) Rendons-nous bien compte, même si ça reste désagréable encore d’en prendre conscience, que ce sont la science et la connaissance qui font comprendre comment s’est formé le monde : ce sont elles qui en assureront la transformation. Les chrétiens ont longtemps supplié Dieu : «dis seulement une parole…» : il ne l’a jamais dite. Dieu, de quelque religion qu’il soit, n’est désormais plus du contrat. Et pourtant...

Et pourtant, je sais bien qu’une partie considérable de la gauche québécoise a refusé radicalement le projet de Charte de la laïcité du gouvernement québécois. Certains l’ont fait par cynisme politique, par calcul électoral sec : une migration espérée, et massive, de votes, d’un parti décrié vers un autre, nouveau et plus progressiste. C’était un peu consternant de voir ces militants, prêts à tout, s’exercer à la tolérance religieuse, feindre de croire qu’une coiffe facilitait la fréquentation du troisième type avec l’Au-delà, apparaître stupéfaits de la sensibilité sociale du nouveau pape, un allié, de toute évidence, pour la juste cause et la révolution…

D’autres, sincèrement, je n’en doute pas, ont cru voir, dans le projet gouvernemental, une dérive raciste effroyable, sacrifiant spécifiquement les femmes de confession musulmane au besoin de construire un État-nation sur base d’exclusion. Ceux-là ont crié haut et fort contre la rupture d’un contrat social majeur, cette Charte canadienne des droits, enchâssée dans la constitution de ce pays, et qui garantit toute une liste de droits individuels, mais que ces droits individuels;  ces résistants, qui s’imaginaient parfois revenus au bon vieux temps des années 30, prenaient le risque grave, mal calculé, que le droit à la liberté de religion, érigé en valeur absolue, ne fasse qu’affermir un système appuyé sur les droits individuels, ceux que l’on considère comme les «droits de…» (de faire, par exemple, ce que je veux, de penser ce que je veux, de croire à ce que je veux, parce qu’on est dans un pays libre, et que j’en ai bien le droit), au détriment, inquiétant, des «droits à…» ( à voir, par exemple, aux besoins essentiels de tous, irrécusables et pressants,) ces droits sociaux, ces droits communautaires et ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce qui n’est quand même pas rien. C’est Fourier qui disait, de ces droits individuels organisés en système idéologique exclusif, qu’ils faisaient du peuple un plaisant souverain, que ce peuple souverain qui a des droits, mais qui manque de tout, sinon qu’il meurt de faim… Autrement dit, les droits collectifs sont aussi des droits inaliénables: pourtant ils n’apparaissent nulle part, dans la constitution canadienne, et pour cause.

Au Canada, en 1982, le keynésianisme était rejeté dans les poubelles de l'Histoire. L'avenir, l'avenir final, inhérent à la nature même des choses, aussi bien dire la fin de l'Histoire, c’était ce monétarisme que les puissants allaient désormais nous présenter comme la nouvelle bible, s’accommodant du reste parfaitement bien de l’ancienne, pourvu qu’elle serve, comme de juste, à la croissance, et qu’elle n’entrave rien des libertés de qui que ce soit. Le fait est que les croyants s’en sont parfaitement accommodés, de cette idéologie nouvelle, même si les Églises renâclaient un peu, pour la forme, quand il s’agissait d’avortement, d’homosexualité. S’inscrivant dans la mouvance idéologique de Madame Tatcher, de Ronald Reagan, et de ce Milton Friedman qui devait causer tant de ravages de par le monde, de ce Friedman qui concevait la démocratie que dans la seule pratique, sans restrictions, des libertés individuelles, voilà pourquoi un Trudeau enthousiasmé a fait adopter la Charte canadienne des droits et libertés — et que dans la même logique, Mulroney a fait adopter, lui, le traité de libre-échange avec les États-Unis. Il fallait démanteler l’État, déréglementer, privatiser, mondialiser, considérer que la personne, tout comme l’entreprise privée, toujours, résolvait mieux les problèmes de marché que les gouvernements, incapables et voleurs d’impôts… L'erreur de la gauche, là-dessus, d’une gauche qui n’a de cesse d’expier Staline, Mao, Castro, les prisons d’État et les déportations sauvages, est de s’être liée si étroitement, et avec tant d’humilité souffrante,  au système des droits individuels, alors que la modernité impose de relativiser les plus contestables d'entre eux, et de considérer l'urgence des droits de solidarité et des droits d’accès aux biens communs de l’Humanité et pour l’humanité... La gauche se faisant de Trudeau, s'est aussi faite du néolibéralisme : c’est là une réalité navrante ; la gauche, une partie du moins, s’est dégagée de ce qui a toujours fait ses idéaux et sa noblesse.

2013 a été l’année de Dieu. Aussi bien dire un danger. Un sérieux recul. Et nous voilà, en 2014, toujours confronté à ce défi, qui a traversé tout le dernier siècle, de concilier la science et le progrès social, les droits individuels et davantage d’État dans la vie collective, et pour mieux faire, un État neutre, pacificateur, premier responsable de tous, générateur de droits nouveaux. On y arrive peut-être, au moins à une première étape, fondamentale, la neutralité religieuse de l’État. Mais «Rien n'est jamais acquis à l'homme, Ni sa force ni sa faiblesse, ni son cœur. Et quand il croit ouvrir ses bras Son ombre est celle d’une croix.» (Louis Aragon) Rien n'est jamais acquis: l'ombre reste encore celle d’une Croix, de signes religieux lourds, contrariants, ostentatoires.  





dimanche 20 octobre 2013

UNE PLACE POUR CHAQUE FEMME, ET CHAQUE FEMME À SA PLACE







Sidérant. 

Un concept publicitaire remarquable imaginé par Christopher Hunt, pour Femmes ONU/UN Women. 

Le designer a simplement interrogé le moteur de recherche Google, sur ce que les femmes devraient ou ne devraient pas faire, ou pire encore, sur ce dont elles auraient vraiment besoin - dans l'hypothèse où le genre masculin voudrait se pencher sur leurs urgences spécifiques et distinctives.

Ce n’est ni d’égalité juridique ou civile, ni de salaires justes et équitables, ni de libre disposition de leurs corps et de leur sexualité dont il est prioritairement question sur Internet. Non.

Les propositions du célèbre moteur de recherche (en fait, ici, les réponses à des suggestions de recherches volontairement initiées) vont toutes dans le sens des pires préjugés, des clichés les plus crasseux qu’on puisse imaginer. Qui pouvait supposer que ce qu’on désirait des femmes, à la grandeur du monde, du moins le monde qui interroge Google en anglais, était encore à ce point arriéré ? Ces listes de suggestions, faut-il le rappeler, sont générées à partir de questions similaires déjà fréquemment formulées, et des cooccurrences les plus courantes combinées au mot « femmes » par la « littérature » en ligne les concernant.

Le résultat est sidérant, percutant, révélateur: le constat, navrant. Cette pub devrait faire le tour du monde, devrait être vue par tous.

PS J’ai testé «men need to»: le résultat est parfaitement cohérent avec ce que l’on vient de constater... À «gay men need to», Google restait estomaqué, un peu scandalisé, et sans rien à suggérer... 








dimanche 8 septembre 2013

ET POURTANT ELLE TOURNE: une réponse aux «cent intellectuels contre l'exclusion»




Cent intellectuels, journalistes, écrivains, économistes, professeurs, (même de cégep !), ont publié une lettre ouverte annonçant et dénonçant, tout en même temps, la perfidie du projet gouvernemental de charte dite des «valeurs» — en fait, pour ce qu’on en sait, un projet de loi garantissant la neutralité religieuse de l’État, de ses lois et de ses services, espaçant une administration publique sans religion d’un citoyen, qui lui, peut bien croire à ce qu’il veut, dans les lieux qu’il choisit, librement.

Cent intellectuels qui dénoncent, ça impressionne, et c’est le but recherché, bien sûr, une « impression ». En fait, le texte des Cent, c’est l’expression même d’une neutralité planifiée.

Je ne suis pas un intellectuel. Je ne suis qu’un simple (et ancien) professeur d’histoire – de cégep, c’est dire à quel point je suis anémique, côté doctrine ! Je ne suis pas connu, je n’ai pas de plan de carrière, je n’appartiens à aucun réseau ; je n’ai pas d’intention politique partisane en écrivant ce texte. Je ne suis qu’un citoyen, unique et solitaire, que le système supplie pourtant de voter, ce qui implique que j’aie une pensée qui se tienne, et que j’aie en horreur qu’on tente de me manipuler la cervelle. (C’est paradoxalement une des raisons pour lesquelles je ne vote plus, mais c’est là une autre histoire.)

Disons l’évidence tout de suite : cette « charte », étant donné l’Assemblée nationale du Québec telle qu’elle est composée en ce moment, n’a aucune espèce de possibilité d’être adoptée. Et je doute fort que le gouvernement engage sa responsabilité ministérielle sur ce projet de loi, et qu’il risque des élections là-dessus. C’est donc de principes et de convictions dont on discute. Et il y a, dans la lettre ouverte des Cent, des éléments de croyance avec lesquels je suis d’accord, sans «croire». Commençons donc par les compliments.

Bien évidemment que je les rejoins quand les Cent reprochent l’obstination que le gouvernement du Québec met à figer, pour l’éternité, le crucifix, le plus important des objets du culte chrétien, au-dessus du «trône» du Président de l’Assemblée nationale, en considération du patrimoine national à préserver. Cet entêtement est d’autant plus ridicule que c’est Duplessis qui l’y a placé là, et que plus personne n’y croit, tel quel, à ce sacrifice divin, pas plus qu’il nous viendrait à l’idée de croire aux charmantes procédures de meurtres sacrificiels qu’on a pratiqués, de-ci de-là, ailleurs sur cette planète. Comment penser que la première ministre Marois, la même qui veut l’indépendance, qui sait la forte turbulence que cette révolution provoquera si elle advient, mais qui la veut quand même et qui en assume le risque calculé, comment penser que la même Mme Marois puisse redouter les sursauts de l’opinion, et reculer devant la turbulence passagère (appréhendée) que provoquerait le décrochage d'un crucifix dans l’espace politique ? Qui donc s’est soucié, sérieusement, il y a 50 ans, du leader créditiste Camil Samson qui déplorait qu’on sorte le crucifix des écoles ? Si, avec raison, on ne s’illusionne jamais du silence apparent d’un signe, on ferait erreur de considérer le crucifix que pour un simple objet, sans autre signification qu’une nostalgie culturelle. Il faudrait que cette charte, qu’écrit le gouvernement, soit l’Édit de Nantes, et non sa révocation.

Ailleurs dans leur lettre, les Cent disent croire au « principe de neutralité religieuse [qui vient] protéger la liberté de conscience et de pensée ». On salue, ici, une sélection de mots prudemment choisis, et d’ailleurs parfaitement justes. Mais la modernité fait depuis au moins trois siècles la différence essentielle et radicale entre la liberté de pensée et de conscience, et la complaisance pour les « superstitions ». C’est ce qui a permis à la pensée scientifique de prendre son envol. C’est ce qui a permis aux institutions politiques d’évoluer, jusqu’à renverser la monarchie de droit divin, et à inventer une loi qui soit autre chose qu’une révélation. C’est ce qui a donné une crédibilité au « droit naturel », à ces « vérités qui sont [si] évidentes par elles-mêmes » qu’on ne s’éternise pas à les expliquer. Ce n’est pas rien, comme acquis. Et ce n’est surtout pas, surtout pas religieux.

Moi, l’humble citoyen que je suis, avant que d’expliquer en quoi je me sépare de la lettre ouverte des Cent, j’affirme croire à l’audace des petits espaces de liberté dans le monde, comme la France l’a été, un temps, au temps de la Révolution. Et je crois que les petites nations peuvent être le cadre d’expériences de neutralité étatique, légale et juridique bien réelles, qui marquent profondément de leur empreinte le « concert des nations », nations qui n’ont de cesse de s’écouter les unes les autres, quoi qu’il en semble, parfois.

Mais, venons-en au fond des choses, et à ce qui fait que si j’étais quelqu’un qui compte, je n’aurais pas signé cette lettre ouverte à tous.

À les lire attentivement, et à les en croire, les Cent se seraient opposés, autrefois, aux principes mêmes de la Révolution française, parce qu’ils y auraient vu de l’occidentalocentrisme, et qu’ils auraient regardé la déchristianisation comme une menace aux droits universels de l’homme quant à l'exercice des religions. En fait, tout leur raisonnement part de cette apriorité, s’appuie sur cette conviction de base, qu’il y a la possibilité de Dieu. Or s’il y a Dieu, il y a une vérité révélée, et fatalement, une Loi au-dessus de toutes les lois humaines. Ça ne peut pas être autrement. Accepter Dieu, c’est reconnaître sa « suprématie », comme le dit expressément la Constitution canadienne, en parfaite logique, d’ailleurs.  Les Cent célèbrent donc le fait même d’une société «pluri-religieuse», enrichies de « traditions » religieuses « venues d’ailleurs », qui cohabitent « dans le respect de la spiritualité et de la liberté de conscience de chacun » : tout est là, en effet, dans cette alliance surprenante (quand même), mais nouvelle et éternelle entre la faucille et le goupillon. Déjà, bon dieu, qu’on n’est même pas débarrassés, complètement, des trônes et des évêques, et de cette illusion criminelle qu’il y a une vie après la mort, avec une morale conditionnelle et effroyablement répressive pour y accéder, voilà que se profile l’alliance entre la prière et l’action révolutionnaire !

Et l’ennemi, quel est-il ? C’est cette « communion nationale défensive et hargneuse », ce « fantasme [laïc, neutre,] d’une définition non conflictuelle de la collectivité québécoise » qui se trouve pourtant « des proies faciles » avec ce « projet répressif et diviseur ». Diviseur ! On croirait lire Trudeau, le Trudeau du début des années 60, lorsqu’il était encore du NPD (et que le NPD était encore le NPD.)  Et on note, bien sûr, la contradiction, immatérielle, entre la négation consternante des conflits, mais l’avivement tout aussi pénible de conflits, tout cela du fait d’un seul et même gouvernement, dissimulateur, qui se lève tôt le matin pour y arriver. Au demeurant, de quels « conflits » parle-t-on au juste ? Et de quelle « négation » ? De la lutte des classes ? Elle a toujours été, elle sera toujours, elle est depuis longtemps noble et souvent admirable, et ce n’est pas une loi sur la laïcité qui va la nier. Mais en quoi, je me le demande, en quoi la promotion insidieuse de la croyance en Dieu, en quoi ce fantasme spirituel auquel souscrivent les Cent, est-il préférable pour assurer à la fois la paix sociale et la juste révolution des opprimés ? Quelle religion, au Québec, fait-elle sienne, en ce moment même, des principes de la théologie de la libération ?

Quand les Cent écrivent, sans sourciller, que « le PQ [pour le gouvernement] se donne des airs de souveraineté en se trouvant des proies faciles », il profère une accusation grave, démagogique, et dangereuse, parce que les signataires savent parfaitement bien que c’est faux, et qu’aux extrêmes, il peut s’en trouver pour conférer une valeur mystique à l’argument. La lettre ouverte des Cent nourrit un incroyable (incroyable, c’est le mot!) fantasme inspiré, qui promeut la justice révolutionnaire par le biais d’un dieu et de ses disciples. Jamais je n’ai eu sous les yeux un texte qui prend aussi rigoureusement au pied de la lettre le remplacement purement cosmétique du marxisme par la religion, quelle qu’elle soit. C’est du délire. C’est de l’intimidation. C’est du mensonge éhonté.

Quelles preuves les Cent détiennent-ils quand ils écrivent, indifférents à l’énormité de l’imputation, que « l’exclusion des signes évocateurs des croyances est la porte ouverte à l’exclusion des êtres eux-mêmes » ? Et si, tout au contraire, et parce que dieu n’existe pas, c’était l’exclusion de signes et de symboles qui ne signifient rien, qui ne représentent rien, qui facilitait l’inclusion, l’égalité, la justice, le juste partage et l’affection ? Et si c’était l’exclusion de signes et de symboles dangereux parce que porteurs de morales d’autant plus répressives qu’on les croit dictées par dieu, qui pouvait, enfin, apaiser la haine contre les femmes, les gays, les incroyants, les anarchistes, les libertaires, les scientifiques ? Elle tourne, la terre, vous savez, et pourtant elle tourne ! De sorte que c’est d’un charlatanisme incroyable, quand la lettre ouverte des Cent s’achève sur ces mots, à faire pleurer de bêtise: « Les femmes, qui sont déjà plus souvent qu’autrement [sic] défavorisées par les rapports de pouvoir et de production dans lesquelles elles s’insèrent, seront d’ailleurs les principales victimes de ces mesures législatives. » Ça n’existe plus, « les femmes », pas plus que dieu n’existe ; il y a maintenant des femmes de pouvoir ; elles n’ont rien révolutionné du tout ; elles participent à la reproduction des classes sociales, comme les hommes, elles s’enrichissent, elles bouffent de ce qu’elles prennent aux autres, et elles savent utiliser une matraque. Il y a des femmes, c’est vrai, peu scolarisées, et refoulées, toujours et encore, vers des emplois traditionnellement réservés aux femmes. Qu’est-ce qui prouve, mais qu’est-ce donc qui prouve, hors de tout doute, que la disparition de signes religieux des lieux de l’administration publique va chasser certaines femmes de minorités religieuses d’emplois traditionnellement réservées aux femmes ? Croire cela, c’est croire en un argument démagogique, particulièrement fallacieux.

Les Cent redoutent que «cette laïcité [d’État] consiste (…) à forcer un processus de sécularisation», que « cette réactivation programmée des passions tristes et mesquines [ne soit] pas à la hauteur des valeurs largement partagées ici comme ailleurs » : un programme, bien sûr, un programme forcé, un complot, tiens, déjà qu’il a fallu du temps pour se défaire de l’autre complot, avec lequel certains leaders de notre gauche bien d’ici ont longtemps flirté ! Décidément, Malraux avait raison : le XXIe siècle allait être religieux, et croire aux forces occultes !


Cette lettre des Cent attise, excuse, et pardonne à priori, par ses préjugés, ses lieux communs, ses raccourcis idéologiques commodes, la haine des uns contre les autres, pour mieux lutter contre un nationalisme québécois depuis belle lurette associé au mal en soi, au repli sur soi, au racisme et à l’exclusion. En fait, cette lettre attise la haine des autres pour les «Québécois», ramenés qu’aux seuls francophones de souche, elle divise parce qu’elle isole des autres la population d’accueil, elle libère contre cette population une parole violente et méprisante, et se propose comme moderne, alors qu’elle refuse la modernité culturelle qui n’a plus de religion. Cette lettre refuse la modernité de ce que sont les Québécois, et leur ouverture aux autres, pour les maintenir dans le mépris qui, depuis 1760, n’a jamais manqué de relais.

En 1977, au moment où l’Assemblée nationale adoptait la Charte de la langue française, un député libéral s’exclamait, scandalisé, éperdu: « c’est la Conquête que vous niez avec cette loi ! » À lire la lettre des Cent, on croirait les entendre crier: « mais c’est la grandeur de dieu et de ses commandements que vous niez avec cette loi ! » 

PS (en guise de conclusion)
Ça n’existe pas, dieu, ça n’existe pas les commandements de dieu, ça n’existe pas les interdits de dieu, ça n’existe pas les froncements de regard de dieu, ça n’existe pas les exigences de dieu, ça n’existe pas les punitions de dieu, ça n’existe pas les prescriptions de dieu, ça n’existe pas, rien de ça, pour une raison bien simple, ça n’existe pas, dieu. Peut-être qu’on pourrait se rappeler cette vérité de base, de temps à autre, et contempler les photos fabuleuses, mais parfaitement athées, de Hubble, et s’étonner de cette photo extraordinaire de l’univers, 300,000 ans après le Big Bang... Non ? Peut-être qu’on pourrait lutter contre l’exclusion et le racisme par l’incroyance et l’athéisme, non ? Peut-être que l’humanisme athée a encore un sens, non ?

Quand on connaîtra la charte, il se peut que je m’y oppose (sans que ça n’aille aucune importance, d’ailleurs) si la neutralité est trop timide, trop hésitante, trop peureuse devant dieu. J’espère que le gouvernement ira jusqu’au bout, sans entendre les Tartuffes de gauche, qui, l’œil au ciel, en extase humanitaire, prônent le maintien de toutes les superstitions.

PS2
Je refuse, et je refuserai toujours d’être récupéré par la droite haineuse et sectaire. Mais j’admire, et j’admirerai toujours, les personnes qui, par foi, font le bon, le juste et le bien.

Note : La lettre ouverte des Cent se trouve ici : http://fr.scribd.com/doc/166137142/nos-valeurs-excluent-l-exclusion-05-09-pdf


PS3 (en date du 10 septembre 2013)

Je ne vais pas reprendre tout ce que j’ai développé comme argumentaire dans ce long article de blogue. 

Mais ce soir, alors que le projet de Charte des «valeurs» a été présenté aujourd’hui, le 10 septembre, par le gouvernement du Québec à l’ensemble de la population, j’ai envie d’écrire, pour m’en attrister, que, nous, les athées, n’avons guère de place dans ce projet de Charte, que j’aurais espéré très progressiste dans son refus, radical et essentiel, toutes religions confondues, du fait religieux lui-même et de son «ostentation».

La Charte, pour le simple citoyen que je suis, est trop modérée. Quand le ministre Drainville dit que l’héritage patrimonial ne se réduit quand même pas à une page blanche, et qu’il y a des éléments de catholicisme ultramontain (par exemple, le crucifix à l’Assemblée nationale), qui doivent être préservés, je me sépare de cette politique frileuse. Ce que j’aurais espéré, personnellement, c’est précisément une page blanche, c’est précisément une «tabula rasa», quelque chose comme une petite révolution de la modernité. C’en est presque une... mais c’est raté. Quand le philosophe Charles Taylor dit que, puisque les croyances religieuses, pour certains, sont redevenues bien réelles, on ne peut comparer le fait présent des signes religieux, porteurs de messages, au fait passé des religieuses catholiques qui se sont précisément débarrassées, en masse, de cesdits signes religieux, je me sépare radicalement de ce genre de propos déistes, qui me font redouter le pire.

Et voilà qu’on tombe dans un débat délirant et sans fin, avec des contresens essentiels, du genre « Moi je suis croyant, mais c’est sans importance », alors que ça ne peut être que fondamental, ou du genre « L’État doit être laïque, mais il faut que ça s’en tienne qu’à une déclaration de principes », alors que ce qui fait l’État, ce ne sont que les personnes qui l’incarnent.

L’hésitation, la confusion (les clauses dérogatoires pour cinq ans, par exemple, qui sont prévues dans la loi, pour un très grand nombre d’institutions publiques) ne font que laisser la porte ouverte à tous ceux qui voudront envahir l’espace public, et agiter parmi les pires des pires épouvantails. Ce soir, le Dr Laurin me manque.

Et pendant tout le temps que durera le débat, on va devoir digérer, à nouveau, comme en 1976, en 1977, en 1980, en 1995, un déluge torrentiel d’injures extrémistes, associées à l’âme, presque à la «race» canadienne-française elle-même. C’est déjà commencé: «PQ taps into dark part of Quebec psyche ». (Montreal Gazette.)

Y’a pas à dire, la Charte constitutionnelle de 1982, cadeau post-référendaire de M. Pierre-Eliott Trudeau, aura marqué au fer rouge, et bloqué pour longtemps cette société. 

PS4 (En date du 14 septembre 2013)


Des intellectuels, et autres penseurs ont enfin rédigé et signé un texte commun qui prend fait et cause pour la laïcité d’État. Je donne avec plaisir le lien ici, tout en signalant que je me sépare de ce texte qui considère l’athéisme comme un phénomène d’essence religieuse, alors que, pour moi, l’athéisme n’est que l’évidence (et le progrès) à l’ère moderne. Je me suis assez expliqué pour ne pas reprendre toute mon argumentation, encore une fois ! Voici le lien vers ce texte important:









mercredi 17 avril 2013

LOUISA WALL, OU L'HONNEUR DE LA NOUVELLE-ZÉLANDE








C'est ma « chose vue » du jour. 

Louisa Wall, députée travailliste de Nouvelle-Zélande, elle-même gaie, et engagée à gauche, a fait adopter par le parlement de son pays un amendement législatif garantissant le droit au mariage pour tous, sans discrimination, et donc, plus encore, le droit à l'égalité, au respect, et à la dignité de toutes les personnes, quel que soit ce qui les spécifie. Personnellement, je m'en fiche, du mariage. Mais je suis conscient, parfaitement conscient, que ce combat en est un d'acceptation, et d'intégration, bien réelles, des hommes et des femmes homosexuels, qui peuvent aussi s'aimer au grand jour, et recevoir, des autres, l'amour auquel ils ont droit. Parce que cette affaire-là, on l'a assez dit, est fondamentalement une affaire d'amour.

Louisa Wall est le contraire, radicalement le contraire, de Frigide Barjot, qui a si fortement contribué à éveiller l'homophobie, la haine, et l'ostracisme, en France comme ici, et ailleurs dans le monde. C'est, à nouveau, le risque de l'expatriation des gays, comme ça l'a été, brutalement, durant des siècles. Mais pas aujourd'hui, pas en Nouvelle-Zélande: regardez comment le parlement néo-zélandais, et le public dans les galeries accueillent l'adoption de la loi ! C'est fabuleux. C'est amoureux. Un moment pareil passera à l'Histoire.




mardi 2 avril 2013

RIEN N'EST JAMAIS ACQUIS, PAS MÊME L'ÉGALITÉ


Source: Stop Homophobie



Ce qui se passe en France (et aux États-Unis), en lutte contre le mariage pour tous, a réveillé la haine, même ici, au Québec, et certainement ailleurs dans le monde. La droite française flirte avec les pires souvenirs historiques qui soient, et emprunte, sans gêne aucune, les méthodes et autres arguments habituellement associés à la gauche quand elle exprime sa colère: la protestation de masse, dans la rue, au nom du peuple exploité et trompé, du peuple qui rompt le silence résigné, s'échappe et gronde enfin, qui s'empare des moyens de défense ultimes qui lui restent, la violence urbaine, la confrontation avec les forces de l'ordre, le dénigrement de l'État, les appels à la démission, et bien sûr, la dénonciation des grands médias, décriés comme merdias, par collusion avec le pouvoir...

Ça ne nous rappelle pas, à nous Québécois, quelque chose de très récent, dites ?

Je veux bien que l'aliénation nourrisse la colère, même quand elle dérive à droite toute: on a assez dit, avec raison, que l'islamisme avait remplacé le marxisme. Hugo Chavez, que j'aimais tant, avait bien compris le phénomène, pour lui simple accident de l'Histoire, parenthèse philosophique sans conséquence sur la révolution à venir, inévitable. Il n'était pas le seul. Des collègues historiens ont eu cette analyse, ont tenu ce discours de connivence. Il y a pourtant à réfléchir, désormais, sur la parenté des façons de faire, entre gauche et droite. Ce n'est pas la première fois, dans l'histoire contemporaine, que cette équivalence délibérée devient manifeste, et fière de ce qu'elle fait. Et il y a certainement une responsabilité à y avoir, à gauche, quand on justifie si facilement l'action de la rue, l'agitation-propagande, et l'insubordination, parce que la méthode peut se retourner, terriblement, contre les idéaux les plus équitables, et les plus nobles. Ce qui se passe en France est un dérapage grave, qui pourrait tout aussi bien arriver aux États-Unis (où la droite se travestit en Tea Party, s’approprie du souvenir révolutionnaire, et autorise, du coup, l'expression possible d'une violence réactionnaire), ailleurs en Europe ou au Proche-Orient, ici même au Québec. En France, la droite ne résiste plus aux appels extrémistes. Et elle a le culot de parler du «printemps français». Le printemps français ! Contre François Hollande ! On croit rêver. Rien n'est jamais acquis à l'Homme, disait Aragon. Il semble, en effet.

La haine me fait peur. Il arrive, parfois, qu'elle s'enorgueillisse de s'exprimer «librement», d'autant plus que, même en 2013, peu de personnes se risquent à protester contre le rejet agressif des minorités sexuelles, de crainte d'être perçues comme sexuellement équivoques. Eh, t'es pas pédé, toi ? Tu serais pas un hostie de fif ?... Le droit à l'égalité face au mariage, c'est en fait le droit à l'égalité en soi, et le droit de se dire, également, pour tous. C'est ce que les opposants ont parfaitement saisi, d'où la haine, visqueuse, qui se répand. Qu'arrivera-t-il, quand la haine en prendra plus large encore, et que la droite, par dizaine de milliers, dans la rue, gonflée à bloc par ce qu'elle verra comme un combat héroïque, élargira son cercle d'ennemis ?

Rien n'est jamais acquis. Pas même l'égalité en droit. Pas même la démocratie. C'est à la gauche d'y voir, et de mesurer les effets, à terme, de sa logistique habituelle.






lundi 26 septembre 2011

ALICE NKOM: LE COMBAT POUR LA JUSTICE, L'ÉGALITÉ ET LE DROIT

Alice Nkom, Steve Bastien et le blogueur, samedi le 13 août 2001, à Montréal



L’homophobie est un crime contre l’humanité, frappant aussi injustement que l’apartheid. – Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix.

Je l’avais entendue quelques jours avant le week-end de la Fierté, en entrevue sur RDI. C’était à la mi-août 2011. Une entrevue magnifique, généreuse, et qui m’avait bouleversé. J’étais seul chez moi, j’aurais pu n’écouter que distraitement; mais c’était impossible ; il y avait là une dame, une avocate, éloquente, captivante, qui projetait loin ses convictions, ses émotions, qui brulait l’écran ; elle était là, vivante, bouleversante, omniprésente, d’une remarquable maîtrise d’elle-même et de ses arguments, d’une parfaite droiture, parlant, de Montréal, au monde entier, avec passion. L’entrevue n'a duré qu'une quinzaine de minutes, peut-être un peu moins. J’étais pourtant épuisé après l’avoir écoutée, tant elle était venue me «chercher».
«Cette femme est un prix Nobel, bon dieu, elle parle de moi et pour moi, et je ne sais même pas qui elle est !» Je découvrais, à la télé, dans une entrevue menée par Anne-Marie Dussault, l’avocate camerounaise Alice Nkom. Battante. Allumée. Convaincante. Jamais je n’avais entendu parler du combat qu’elle menait, un combat pour la justice contre la violence, un combat pour la dignité contre l’oppression, un combat pour la liberté contre l’obscurantisme, et surtout, un combat pour le Droit. Qu’elle obtienne un jour le prix Nobel de la paix, il serait autrement plus mérité que celui qu’on a imposé, pour mieux l’acheter, au président Obama ; cette avocate et militante est «membre» — sans l’être, bien sûr, — d’un tout petit groupe de personnes, peut-être une vingtaine, à la grandeur de la planète entière, et parmi les six milliards d’êtres humains que nous sommes, qui prennent une cause et qui la portent, du simple fait qu’ignorer cette cause dégrade l’espèce humaine au-delà du tolérable. Elle endosse tout ce que l’humanité, depuis des siècles, a pu concevoir pour doter les hommes et les femmes de droits fondamentaux inaliénables, l’essentialité même de la liberté et de la dignité.
Alice Nkom me rappelait Nelson Mandela, Chirine Ebadi, Liu Xiaobo, avec, en plus, la voix douloureuse, urgente, universelle, de Cesaria Evora. J’écoutais, fasciné, une dame portée par la force de son engagement, total, entier, capable d’un calme courage pour braver tous les dangers, et déterminée à refuser, radicalement, de se laisser intimider, quand on déchaine contre elle et ses clients les pires des préjugés, voulus, encouragés, légalisés, caricaturant ce qui semble, si évidemment, de premier abord, comme une étrangeté déroutante. Elle défend et protège, certes, des jeunes hommes aux allures parfois trop marquées pour le commun des mortels : c’est à la prison qu’ils s’exposent, malgré eux, au déni de leur identité, et surtout, surtout, à la violence contre leurs corps, le seul corps qu’ils n'auront jamais, le leur, le seul qui puisse leur faire vivre leur vie, une seule vie, qu’ils n’ont pas choisie, une vie différente et singulière, unique en son genre, qui leur fait pourtant risquer la prison et la mort. La mort ! «Le président de la République est le premier responsable de la situation actuelle, vous savez, parce qu’il ne fait rien, rien pour obliger au respect du droit international auquel le Cameroun souscrit, rien pour faire respecter sa propre déclaration officielle, de chef d’État, voulant que le Cameroun respecte la vie privée des gens et l’inviolabilité de leur intimité.» J’ai eu, en l’écoutant, un redressement vertébral vertigineux, un désir immense d’ennoblissement, et l’évidence, sous mes yeux, que l’humanisme, parfois, colle aux portes, et tout près, de ce qu’on appelait jadis l’Éternel, de ce que Alice Nkom appelle – de tous ses vœux - l’État de droit. Et puisqu’on l’avait invitée, à titre de présidente honoraire, aux cérémonies de la Fierté, à Montréal, j’ai voulu absolument la rencontrer, et lui parler, quelques mots rapides, que je me répétais déjà, intérieurement, tout juste après l’entrevue. Je souhaitais ce coup de chance, pour simplement, peut-être, m’en sentir plus confiant, et meilleure personne.
J’étais persuadé, je l’avais dit à mon copain, que Mme Nkom serait sur la rue Ste-Catherine, le samedi le 13 août, présente pour la journée communautaire. Elle y était, effectivement, dans un kiosque aménagé pour elle, souriante, très entourée, très photographiée, gentille et chaleureuse avec tout le monde, objet de fierté, réelle, pour plusieurs des jeunes hommes qui montaient, autour d’elle, une garde bien inutile, sur cette rue exceptionnellement bon-enfant, cette journée-là. J’ai dit à mon copain : « Je ne pourrai jamais m’en approcher et lui parler ». Oh, mais tiens donc, il y avait là un de mes anciens étudiants – suffisamment ancien pour qu’on puisse tous deux parler du bon vieux temps – et qui me reconnaît aussi. Steve est venu rapidement me parler, m’a pris dans ses bras, s’est souvenu, en blaguant, de mes jeans moulants, délavés, tenue constante du jeune prof que j’étais alors. Il a fait rire mon copain, il était charmant, séduisant, beaucoup plus beau qu’il ne l’était quand il était appliqué et tranquille, en classe, à écouter un cours d’histoire du Québec.
J’ai dit à Steve: « J’aurais tellement aimé parler à Mme Nkom, mais ça semble impossible… » Steve m’a pris par le bras, m’a mené jusqu’à elle, m’a présenté, m’a laissé me débrouiller ! J’ai bafouillé, me semble-t-il, mais avec tripes et cœur ; j’ai parlé de son passage à la télé que j’avais vu, de l’appel à la fierté et à la dignité que j’avais entendu… « Même ici à Montréal, et même à mon âge, je me suis senti, en vous écoutant, plus respectueux de moi-même et plus digne, et je me suis rappelé le chemin parcouru pour arriver jusque-là. Je me suis rappelé qu’il faut rester vigilant.  Vous m’avez rappelé la chance qu’ont les plus jeunes de vivre dans une ville, dans un pays, où on a appris la tolérance et le droit. » Elle m’a écouté, et m’a dit regretter qu’il n’y ait pas eu de micro pour répercuter ce que je venais de lui dire – je n’avais donc pas dit de sottises ! Elle m’a pris dans ses bras. On se faisait photographier, à profusion. Je lui ai dit : « On ne sait peut-être pas toujours qui vous êtes, mais les gens ne courent pas de risque, au cas où nous serions tous deux des célébrités ! » Elle a rigolé de bon cœur, m’a montré la rue Ste-Catherine en fête et m’a dit : «Voyez, les gens de mon pays ne savent pas ce qu’ils ratent, le plaisir et le bonheur dont ils se privent.» Je l’ai remerciée, saluée; j’ai rejoint mon copain, qui avait pris une multitude de photos, et même enregistré une courte vidéo de ma rencontre avec Alice Nkom. J’allais pouvoir conserver un souvenir de mon tête-à-tête avec un prix Nobel, la seule, très certainement, que j’aurai eue de toute ma vie !
Il n’y a pas si longtemps, l’Église catholique nous haïssait, le système nous méprisait, la société nous insultait, et nous, nous avions honte de nous. L’ancien maire Drapeau nous faisait cogner dessus par sa police, une police crasseusement ignorante, qui ne demandait pas mieux que d’être utile au maintien des bonnes moeurs, sans que ça n’émeuve jamais l’opinion – à l’exception, notable, un jour d’il y a 34 ans, de René Lévesque. Suite à un acte de sauvagerie particulièrement odieux, perpétré par la police de Montréal à l’encontre de la clientèle d’un bar gai du centre-ville, le premier ministre avait fait amender la Charte des droits et libertés pour y inclure l’orientation sexuelle comme motif antidiscriminatoire. Ça se passait en 1977. M. Lévesque aurait aimé Mme Nkom – et sans doute réciproquement. Lévesque était d’une intégrité exceptionnelle, meilleure garante, il en était convaincu, du lien très étroit, primordial, entre la liberté et la règle de droit. Mme Nkom mène en ce moment au Cameroun, et à la grandeur du monde, le même combat, avec la même ardeur, la même exigence humaniste. À certains de ses ministres qui craignaient que le gouvernement perde des appuis, en se commettant avec des « homosexuels », M. Lévesque avait répondu, crument, que «la valeur d’un homme se mesure à ce qu’il fait de sa vie, et non à ce qu’il fait avec ce qu’il y a dans ses culottes.»* Mme Nkom ne tiendrait probablement pas le même langage ; elle n’en dirait pas moins ; elle espère du président du Cameroun le même respect pour son pays et tous ses citoyens, que l’observance qu’il doit, précisément, aux textes internationaux qu’il a signés en leur nom. Alice Nkom n’a pas d’ambition pour elle-même ; elle ne convoite rien du tout, à ce que je sache. Seulement, elle souffre de ce que les gens peuvent souffrir, quand on les prive de ce qu’ils sont, qu’on les méprise, et qu’on les livre à la vindicte publique. La haine ne sert que trop bien à camoufler d’autres misères, plus affamées encore ; en bout de course, c’est de justice sociale dont rêve Alice Nkom.
J’ai eu l’honneur de rencontrer maître Alice Nkom. Ça a été, à n’en pas douter, ma Chose vue, lue, entendue… la plus marquante de l’été qui s’achève.
P.-S. Mme Nkom en appelle, en ce moment même, à la communauté internationale, pour que les personnes de bonne volonté, qui le veulent bien, signent une pétition adressée au président de la République du Cameroun. Paul Biya n’aimera peut-être pas ; mais il écoutera probablement. Le Cameroun est membre des Nations-Unies, signataire du Protocole facultatif concernant les droits civils et politiques. Le Président le sait. On ne peut plus opposer, perpétuellement, aux droits universels la prévalence de la culture locale. Ces droits servent, j’en conviens, trop souvent encore de paravent à l’impérialisme, et même à l’agression. Dick Cheney en est un exemple éminent, dégoûtant. Mais résister à l’impérialisme ne peut, ni ne doit plus jamais, justifier la répression des personnes pour ce qu’elles sont, dans leur incorruptibilité, ainsi que dans leur droit, absolu, à l’équité. Source : http://www.fugues.com/main.cfm?l=fr&p=100_article&article_ID=18972
* Je tiens le verbatim d’un ex-ministre du gouvernement Lévesque, qui avait assisté au débat, en conseil des ministres, et qui avait vu M. Lévesque ne pas se soucier, du tout, de ce que ça puisse nuire à la popularité du gouvernement, quand il s’agissait de droits humains, et du respect de toutes les personnes, sans exception. Le Québec avait alors un véritable gouvernement de gauche, aux larges vues.