mercredi 13 février 2013

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE N'EST PAS TERMINÉE


Jacques Parizeau, premier ministre, à l'Assemblée nationale du Québec



- Pendant plus de 20 ans, la société québécoise a fonctionné sur la base d’une gratuité scolaire qui, éventuellement, devait venir quand les frais de scolarité ne devaient plus représenter grand-chose, à cause de l’inflation. Que des jeunes d’aujourd’hui veuillent discuter de ça, eh bien, il y a toute une génération qui a pensé la même chose. Ils ne sont pas hors-norme, ils ne sont pas hors d’ordre. C’est ridicule de les envoyer paître [ à cause du... ] déficit zéro [qui] bousille tout. À partir du moment où vous fixez l’objectif zéro [en France, entendez l'austérité de droite, la rigueur de gauche,] pour une date butoir et que ça devient une religion, vous cessez de réfléchir. On coupe partout, on ne se pose pas de questions... [Et pourtant...] c’est certain que la contribution des entreprises doit être augmentée. [...] Par exemple, voulez-vous bien me dire pourquoi on a enlevé la taxe sur le capital au Québec ? Qu’est-ce que ça a donné ? [...] [P]our les banques, ça ne crée pas une job. Tout ce que ça fait, c’est transférer de l’argent des contribuables aux actionnaires. 
Jacques Parizeau, ancien premier ministre du Québec, en entrevue au journal Le Devoir, le 12 février 2013.


J'aime M. Parizeau. Il a été le plus décolonisé, le plus libre de nos premiers ministres. Je me rappelle quand il a démissionné: des éditoriaux disaient de lui qu'il n’aura été, à tout prendre, qu’un petit, qu’un microscopique premier ministre. Et il s'en est trouvé, nombreux, pour faire la fine bouche, et même la grimace: quel raciste, quand même, que ce vieil alcoolique ! On marchait dessus, avec plaisir, comme on piétine un drapeau honni, et la conscience nette avec ça: « plus jamais de ma vie je n'allais voter Oui » à une souveraineté aussi vulgairement ethnique, disait encore tout récemment Line Beauchamps. Richard Desjardins lui-même, de France, et très suffisant, s'était permis en 1995 de sermonner Parizeau. Et voilà que M. Parizeau parle, et parle encore, et critique sévèrement la responsabilité des gens de la finance pour la crise de 2008, et la pauvreté dévastatrice qu'elle a créée. Et voilà que M. Parizeau soutient, sans rompre avec le Parti québécois, les convictions indépendantistes de M. Jean-Martin Aussant, « avant, pendant et après » les élections générales. Et voilà que M. Parizeau critique l'obsession du déficit Zéro de l’actuel gouvernement du Québec, et explique que la gratuité scolaire se financerait facilement par une taxation plus équitable sur les profits (scandaleux) des banques. Et là, c'est le concert, magique, à gauche, et chez tous les progressistes bien-pensants: quel homme, quand même, ce Parizeau, et on les lui passe bien, désormais, ses propos sur « l'argent et les votes ethniques », premiers responsables de la défaite référendaire de 1995, à l’opposé d’un « nous » francophone qui a voté Oui, pour l'indépendance nationale, à plus de 60%. J'aime M. Parizeau. Je n'ai jamais cessé de l'aimer beaucoup. Mais ça me fait rigoler (et ça me dégoûte un peu, très franchement) de lire, de voir et d’entendre celles et ceux qui l'ont démonisé, à jamais, et qui ont fait un tort irréparable à l'indépendantisme québécois en lepenisant M. Parizeau, son discours de défaite référendaire, et tout le mouvement indépendantiste avec lui, le monter aux nues, aujourd'hui, et le dire des « nôtres », parce que M. Parizeau soutient la Cause des gens qui se flattent de morale, et se prétendent les seuls justes et bons. 









mardi 12 février 2013

QUAND NAPOLÉON S’EST ÉMERVEILLÉ DU SACRE DE NAPOLÉON


Source: Google Images



Tout le monde connaît le « Sacre de Napoléon » : l’immensité de la toile y fait pour beaucoup (les personnages sont peints grandeur nature), et la célébrité de l’acteur jouant le premier rôle (l’Empereur, et non le pape !) fait le reste pour assurer la renommée du tableau de David. La toile est une des plus courues, au Louvre. Les visiteurs se massent devant l’œuvre, presque en aussi grand nombre que pour La Joconde : on s’assoit, on contemple, on s’étonne, on discute, on croit tout savoir - on entend de partout des inepties, sur la mégalomanie du personnage qui se prenait pour un autre

Je connais bien l’époque napoléonienne. Mais je ne savais que peu de choses de la peinture qui a immortalisé le couronnement de Napoléon et de Joséphine. Je me souviens avoir lu (réalité ? légende ?) que l’impératrice, redoutant le divorce, et voulant s’installer dans la légende de son mari à tel point qu’elle ne puisse, jamais, disparaître du portrait, aurait suggéré au peintre, fortement, de manière à ce qu’il comprenne bien qu’il ne pouvait faire autrement, de la placer, elle, au centre de l’action, de sorte que ce soit son couronnement qui s’inscrive dans les mémoires, et s’enracine dans la postérité. Ce n’est pas impossible que Joséphine ait exercé ce genre d’incitation appuyée : la petite histoire assure que l’Empereur aurait, au premier coup d’œil jeté sur la toile, tout de suite vu la tactique, aurait protesté, un peu, pour la forme, mais que faire quand le travail du peintre est terminé ? Je ne savais donc que peu de choses de cette toile fameuse, jusqu’à la nuit dernière, alors que je lisais les Mémoires de Constant, premier valet de chambre de Napoléon – Constant qui va laver, raser (un temps, jusqu’à ce que Napoléon cesse de se couper !), habiller, tourner autour de Napoléon, jour après jour, et tout entendre, tout voir, de ce qu’on dit à son maître, de ce qu’on lui montre, dans son intimité, partout en Europe. En janvier 1808, Napoléon est à Paris. Constant raconte, en quelques pages, une visite que l’Empereur et l’impératrice font à l’atelier de Jacques-Louis David. Ils viennent d’apprendre que le tableau du Sacre est tout juste terminé. Napoléon va le voir pour la première fois. Constant est du groupe qui suit l’Empereur. Il entend, il regarde, fait le récit d’une rencontre exceptionnelle, celle de Napoléon et de l’œuvre de David qui, mieux que le pape n'a pu le faire, le sacre véritablement, et à jamais, empereur des Français :

« Quelques jours seulement après leur arrivée, Leurs Majestés l'Empereur et l'impératrice allèrent visiter le célèbre David, dans son atelier de la Sorbonne; afin de voir le magnifique  tableau du Couronnement, qui venait d'être achevé. La suite de Leurs Majestés se composait de M. le maréchal Bessières, d'un aide de camp de l'Empereur, M. Lebrun, de plusieurs dames du palais et chambellans. L'Empereur et l'impératrice admirèrent longtemps cette belle composition, qui réunissait tous les genres de mérite; et le peintre était tout glorieux d'entendre Sa Majesté nommer l'un après l'autre tous les principaux personnages du tableau, dont la ressemblance était vraiment miraculeuse. « Que c'est grand! disait l'empereur, que c'est beau! quel relief ont tous les objets! quelle vérité! Ce n'est pas une peinture, on marche dans ce tableau. » Et d'abord, ses regards s'étant fixés sur la grande tribune du milieu, l'Empereur reconnut Madame Mère, le général Beaumont, M. de Cossé, M. de La Ville, madame de Fontanges et madame Soult: « Je vois plus loin, dit-il, le bon M. Vien. » M. David répondit: « Oui, Sire, j'ai voulu rendre hommage à mon illustre maître, en le plaçant dans un tableau qui sera, par son objet, le plus important de mes ouvrages. » L'impératrice prit ensuite la parole pour faire remarquer à l'empereur avec quel bonheur M. David avait saisi et rendu le moment intéressant où l'empereur est prêt à la couronner: « Oui, dit Sa Majesté en regardant avec un plaisir qu'elle ne cherchait point à déguiser, le moment est bien choisi, l'action est parfaitement indiquée; les deux figures sont très bien; » et en parlant ainsi, l'Empereur regardait l'impératrice.

Sa Majesté, poursuivant l'examen du tableau dans tous ses détails, loua principalement le groupe du clergé italien près de l'autel, épisode inventé par le peintre. Elle parut désirer seulement de voir le pape représenté dans une action plus directe, paraissant donner sa bénédiction, et que l'anneau de l'impératrice fût porté par le cardinal légat.

À propos de ce groupe, le maréchal Bessières fit beaucoup rire Sa Majesté, en lui rappelant la discussion fort amusante qui avait eu lieu entre David et le cardinal Caprara.

On sait que le grand artiste avait de l'aversion pour les figures habillées, surtout habillées à la moderne. On remarque dans toutes ses compositions, un goût si prononcé pour l'antique, qu'il se glisse jusque dans sa manière de draper les personnages vivants. Or, le cardinal Caprara, l'un des assistants du pape à la cérémonie du couronnement, portait perruque. David l'ayant placé dans son tableau, jugea convenable de lui ôter sa perruque et de le représenter tête chauve, du reste, parfaitement ressemblant. Le cardinal, désolé, supplia l'artiste de lui rendre sa perruque; il essuya de la part de David un refus formel. « Jamais, lui dit-il, je n'avilirai mes pinceaux jusqu'à peindre une perruque. » Son éminence alla tout en colère, se plaindre à M. de Talleyrand, qui était à cette époque ministre des Affaires étrangères, donnant entre autres raisons, celle-ci, qui lui paraissait sans réplique, que jamais pape n'ayant porté de perruque, on ne manquerait pas de supposer à lui, cardinal Caprara, l'intention de prétendre à la chaire pontificale en cas de vacance, intention bien clairement indiquée par la suppression de sa perruque dans le tableau du couronnement. Son éminence eut beau faire, David ne voulut jamais consentir à lui restituer sa précieuse perruque, disant qu'elle devait se croire très heureuse de ce qu'il ne lui avait ôté que cela.

Après avoir entendu le récit dont les détails lui furent confirmés par le principal acteur de la scène, Sa Majesté fit encore à M. David quelques observations, en prenant tous les ménagements possibles. Elles furent écoutées attentivement par cet artiste admirable, qui, en s'inclinant, promit à l'empereur de profiter de ses avis.

La visite de Leurs Majestés fut longue. Le jour qui baissait, avertit enfin l'empereur qu'il était temps de s'en aller. Il fut reconduit par M. David jusqu'à la porte de l'atelier. Là, s'arrêtant tout court, l'empereur ôta son chapeau, et par un salut plein de grâce, témoigna l'honneur qu'il rendait à un talent si distingué. L'impératrice ajouta à la vive émotion dont M. David paraissait agité, par quelques-uns de ces mots charmants qu'elle savait si bien dire et placer si à propos.

En face du tableau du Couronnement était exposé celui des Sabines. L'empereur, qui s'était aperçu de l'envie qu'avait M. David de s'en défaire, donna l'ordre en s'en allant à M. Lebrun de voir si ce tableau ne pouvait point être placé convenablement dans le grand cabinet des Tuileries. Mais il changea bientôt d'idée, en songeant que la plupart des personnages étaient représentés in naturalibus, ce qui eût assez mal figuré dans un cabinet consacré aux grandes réceptions diplomatiques, et dans lequel s'assemblait ordinairement le conseil des ministres. » 

Au moment où il écrit ses Mémoires, Constant a peut-être entendu des rumeurs: mais il ne peut savoir avec certitude si Joséphine a de fait comploté avec David. Napoléon l’a-t-il deviné ? Il semble avoir été émerveillé, avoir trouvé tout bien du travail colossal de David, y compris le « moment intéressant » privilégié par l’artiste, s’être attendri de la fragilité (et de l’audace possible) de sa femme, et chose surprenante, contraire à tout ce qu’on affirme si souvent, avoir déploré que le pape ait si peu de choses à faire dans cette cérémonie d’abord et avant tout religieuse ! L’époque est au classicisme gréco-romain, c’est le style dans lequel Napoléon veut se reconnaître. Il a pris de longues heures pour admirer le travail d’un « talent si distingué ». Il s’est incliné devant l’artiste, un des plus brillants témoins de la Révolution. 

Je ne sais pas s’il existe d’autres récits détaillés de ce face à face extraordinaire. Ce que je sais, par contre, c’est que ce spectacle du Sacre de Napoléon, figé, rigide, étonnamment parfait, n’a rien fait pour changer la nature de l’Empereur, essentiellement romantique, et je crois bien, par d’autres de ses œuvres, que David lui-même l’avait parfaitement compris. 



Napoléon en 1808, par David








dimanche 3 février 2013

POURQUOI JE NE SUIS PAS MARXISTE: UN PETIT ESSAI





Deux cartes postales étonnantes, fascinantes, puisqu'elles montrent des bâtiments, superbes, et qui n'existent évidemment plus: les pavillons allemand et soviétique, construits pour l'Exposition universelle de Paris de 1937. Les deux pavillons se faisaient face, se regardaient avec hostilité, peut-être parce qu'ils se miraient l'un l'autre d'une manière un peu trop significative... Le pavillon allemand était une création d'Albert Speer. Le soviétique, de Boris Iofane. 

On a l'habitude, depuis l'effondrement de l'URSS, et surtout depuis la reconnaissance de la barbarie concentrationnaire soviétique, de renvoyer dos à dos les deux totalitarismes, le nazisme et le communisme. J'ai toujours eu des doutes «philosophiques» (ou théoriques) sur cette question. Faut-il, comme Robespierre, considérer la «terreur» comme acceptable, voire même nécessaire, si elle est guidée par la «vertu» - entendons, l'incorruptibilité des gens de pouvoir et leur dévouement, inflexible, pour l'égalité sociale ? Autrement dit, le goulag soviétique vaut-il moralement mieux que le camp de concentration hitlérien ? 

Il me semble encore que l'expérience nazie a été et reste l'horreur absolue, et presque le mal en soi, si l'on pouvait, en Histoire, se permettre d'énoncer ce type de jugement moral. C'est tout de même ce que pensait, du nazisme, le président Roosevelt, qui refusera sans cesse, et radicalement, de considérer l'avantage obscène qu'il aurait pu tirer d'une alliance circonstancielle avec l'Allemagne hitlérienne contre l'URSS. Ni Churchill ni de Gaulle n'ont raisonné différemment. Durant la Seconde Guerre mondiale, Staline s'est constamment méfié de ses alliés capitalistes, à tort. Il faut dire qu'il les a aussi trompés, joyeusement, cyniquement, sur ce qu'il faisait expérimenter, au loin, au froid, à ses opposants, souvent parfaitement imaginés. En fait, le projet révolutionnaire soviétique avait la cote, à l'époque, c'est pour le moins: depuis 1929, il était devenu difficile de défendre la liberté absolue du capital (et la «liberté du pauvre»), quand, à Washington même, le président Hoover faisait tirer sur d'anciens combattants de la Grande Guerre, installés en ville dans des campements de fortune, et qui réclamaient l'aide urgente du gouvernement fédéral: l'armée américaine avait fait feu sur ces indignés, en 1932. Roosevelt savait, se souvenait, tout comme il connaissait la virulence avec laquelle la grande bourgeoisie pouvait résister aux réformes sociales qu'il projetait pour «civiliser» le capitalisme. Au milieu des années 40, la critique des idéaux sociaux portés par le communisme était en conséquence plutôt molle. Ses méthodes de gouvernement, facilement excusées.

L'élite nazie était parfaitement au fait de ce que la défaite signifierait pour elle, et de ce qu'elle aurait à expliquer, du crime de guerre et du crime contre l'humanité qu'elle avait perpétrés et motivés.  Mais les goulags ? Mais les déportations de populations civiles ? Mais la construction du socialisme, financé par l'exploitation de masse des paysans, jusqu'à provoquer, à force de prélèvements, des famines atroces ? Robespierre aurait-il vu là des pratiques acceptables, («vertueuses»), contre les profiteurs d'un système capitaliste incontestablement violent, contre les corrupteurs d'une cause, le socialisme, à même d'excuser tous les sacrifices ? Je doute que les dirigeants soviétiques aient jamais imaginé pouvoir être traînés devant un tribunal international, malgré ce qu'a révélé le célèbre rapport du Premier secrétaire Khrouchtchev, au XXe Congrès du parti communiste, en 1956. Le rapport dénonçait les «crimes de Staline», et de lui seul, sans jamais mettre en cause l'idéologie marxiste elle-même. Rosa Luxembourg ne l'avait pas fait davantage, quand elle avait vertement critiqué, en 1918, le stratagème discutable, lourd de conséquences, avec lequel Lénine s'était emparé du pouvoir en Russie. C'était le coup d'État d'octobre 1917 qui était coupable, mais certainement pas le mobile social qui le justifiait. C'était, en toute logique, Staline seul qui allait par la suite être l'unique coupable de dérives déplorables... Il s'en trouve pour le croire encore. Pourquoi ? Comment expliquer ?

Je ne suis pas marxiste; je ne l'ai jamais été. Je ne peux pas croire en quelque finalité que ce soit, et pour moi, une finalité matérialiste reste une mystique, en tant que telle dangereuse, comme le sont toutes les religions. Le communisme intégral, l'homme pleinement responsable, c'est de l'opium particulièrement épuré. Mais parce qu'il se soucie de l'immense majorité des êtres humains et des plus exploités parmi eux, de leurs besoins indispensables, de leur épanouissement, et de leur bonheur, le marxisme, comme toute autre religion, a cette noblesse spirituelle (d'autres diront: morale) qui gênera, toujours, la critique impitoyable de l'expérience communiste, et empêchera l'amalgame avec le double terrible à qui il a montré la méthode, bien simple, pour gouverner avec une effroyable efficacité.




Paris, Trocadéro: les deux pavillons, face à face. Source: Google Images