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vendredi 5 avril 2013

L'OMBRE ENLUMINÉE DE KIM THUY


Capture d'écran, de l'émission Tout le monde en parle, Radio-Canada, le dimanche 31 mars 2013



Je lis tout le temps, souvent la nuit jusqu’à très tard; c’est ma lueur dans l’obscurité, les livres. Je lis, parfois rapidement, un livre après l’autre, sans plus chercher à documenter mon travail, une habitude, pourtant, que je perds difficilement. Alors je prends des notes, me promettant d’écrire, sur ce blogue, quelques billets «littéraires». Ce sont la plupart du temps des extraits qui fainéantent, sur Louis-Ferdinand Céline, sur Max Gallo, sur Chris Harman, sur Serge Bouchard, sur Erckmann-Châtrian, sur Armistead Maupin... Cette courte liste devrait faire sourire; elle dit tout.

Je lis tout le temps, mais, exception faite des livres d’Histoire, comme science, je lis comme un perpétuel ignorant. Je n’aligne que très rarement mes lectures sur l’actualité littéraire, et sur ce qui brille. De sorte que, voyez-vous, je ne connaissais pas Kim Thuy. Pas jusqu’à dimanche soir passé, quand elle a rejailli, sur le plateau de Tout le monde en parle, fluide, drôle, extraordinairement séduisante, être de lumière. Cette écrivaine a vendu des centaines de milliers d’exemplaires de Ru, elle a été célébrée par la critique, couronnée, plusieurs fois. Et je ne la connaissais pas. Mais je suis tombé amoureux (fou !) d’elle. J’étais certain d’aimer son écriture, et son récit: je me suis procuré Ru, de Kim Thuy, auteure québécoise (je suis fier d’écrire ça: «auteure québécoise»), Ru, petit livre d’une écriture poétique très épurée, et pourtant roman autobiographique très dense, spectateur d’une inimaginable tragédie, que j’ai lu, en deux nuits d’affilée. Je suis encore sous le choc. Et je suis encore séduit.

Kim Thuy raconte une famille, la sienne, constante malgré la guerre, la fuite, le déracinement, la reconstruction, comme si l’identité des personnes transcendait tout, survivait à tout, pays, culture, climat, même à la merde ignoble des camps de réfugiés de Malaisie, même aux matelas infestés de punaises qu’on a leur a offerts, de bon cœur, au Québec, terre d’échappée ultime d’un parcours terrible. Kim Thuy ne parle pourtant jamais, ou très peu d’elle, sauf peut-être, pour insister: je n’ai été, écrit-elle, qu’une ombre, j’ai été l’ombre de tous les miens, je les ai regardés, dévisagés, jugés, aimés, je connais leurs numéros, à tous. Mon roman est l’ombre de leurs vies, mon écriture a cette pudeur de l’ombre, je ne dessine que les contours essentiels, je respecte les replis, je préserve les visages qui ont dû se fermer, les mâchoires qui ont dû se serrer, les «cicatrices infligées».Ce roman en est un d’amour.

Ce roman est aussi un roman de guerre, de mort, de spoliation. Comment peut-on survivre à ces expériences d’indignités extrêmes, aux fins de rééducation convenable ? Comment peut-on se reconstruire une vie, et se convaincre du simple droit d’exister, après avoir été si radicalement culpabilisé pour avoir été, dans une première vie, riche, puissant, privilégié ? La famille de Kim Thuy a fui le Vietnam avec pour toute fortune une prothèse dentaire sertie de diamants, «trousse de survie» qui a fini sa trajectoire dans un dépotoir ! «J’ai eu la chance d’avoir des parents qui ont pu préserver leur regard peu importe la couleur du temps, du moment. Ma mère me récitait souvent le proverbe qui était écrit sur le tableau noir de sa huitième année à Saigon: La vie est un combat où la tristesse entraine la défaite.» Kim Thuy a eu la chance, elle, de blinder son sens de l’humour: «Qui aurait cru qu’après que nous eûmes évité la noyade, les pirates, la dysenterie», cette prothèse aux diamants finirait dans les immondices ? Que dira-t-on, dans mille ans, de ces diamants «placés ainsi en cercle dans la terre» ?

Le roman de Kim Thuy, chapitres longs, chapitres courts, juxtaposition de mots indispensables, sans suite apparente, me fait penser à un livre d’art asiatique, avec ses symboles, que je ne connais pas, que je ne comprends pas, mais qu’elle aurait superbement traduits, sans rien ne leur enlever de leur beauté, de leur raffinement, de leur fabuleuse capacité de synthèse. Après avoir lu ce roman, j’ai l’impression de mieux connaître l’esthétique de la culture vietnamienne. Je veux bien la faire mienne, elle m’a ébloui.

Ce roman n’a pas de foi. En le lisant, il m’en a rappelé un autre, bien différent, et pourtant écrit avec la même sobriété, la même délicatesse dénudée, la même poésie sans romance: Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué, de Howard Buten. Lui non plus n’a pas de foi, sinon en ce qui s’en tire, malgré des parcours «atypiques, parsemés de détours et d’embûches, sans gradation ni logique