Il s’est passé quelque chose d’extraordinairement
important, cette année, au Québec. Le gouvernement a proposé de laïciser
l’État, d’obliger une sécularisation quasi complète de ses services. Les
employés de l’État, tous les employés de tous les services publics, si jamais
la Charte des valeurs de la laïcité
devait être adoptée par le parlement, devront attester de ce passage
extraordinaire dans l’histoire de la chose publique, l’avènement de la
neutralité religieuse de l’État, qui fera désormais le pari audacieux d’assurer
son autorité sans s’habiller de Dieu.
On mesure mal la rupture historique et culturelle que
cela représente, tant l’État a vite appris l’importance de cloîtrer et de
nourrir ses prêtres, pour mieux mystifier la multitude et rendre tolérable la
propriété du sol, des grains, des femmes, des travailleurs dépossédés
d’eux-mêmes, de la valeur calculée des avoirs, des capitaux, des fortunes. Quel
pari ! L’humanité des citoyens singulièrement affirmée et renforcée, il
en arrivera, tôt ou tard, que tous les êtres humains seront plus égaux que
jamais entre eux ; qu’ils auront droit à la même urgence de vivre, le
mieux et le plus longtemps possible ; qu’ils pourront faire obligation
à l’État d’assurer l’égal accès aux ressources qui sont fondamentalement
l’affaire de tous ; et qu’ils auront la liberté d’imposer le respect dû à
ce bas monde, cette Terre qui seule les a produits et qui seule pourra, de
longtemps, les nourrir encore.
Ce n’est pas désespérant de ne croire en rien. Subsistera
longtemps dans cet espace privé qu’est la conscience de chacun, cet espoir
insensé d’un monde meilleur, ailleurs qu’ici-bas parce qu’impossible ici-bas.
C’est précisément cette croyance qui est démoralisante. Ne rien croire de ce
qui nous vient de l’obscurité des temps anciens, c’est se désaliéner, c’est se
libérer : Dieu n’a jamais rien vengé, ne fera jamais justice. «Nous finissons [enfin] par comprendre comment s’est formé le monde
qui est le nôtre au début du XXIe siècle. C’est un monde dans lequel la
richesse peut être produite à une échelle dont nos grands-parents n’auraient
pas osé rêver, et pourtant c’est un monde dans lequel les structures de
domination de classe, d’oppression et de violence semblent plus fermement
enracinées que jamais.» (Chris Herman) Rendons-nous bien compte, même si ça
reste désagréable encore d’en prendre conscience, que ce sont la science et la
connaissance qui font comprendre comment s’est formé le monde : ce sont
elles qui en assureront la transformation. Les chrétiens ont longtemps supplié
Dieu : «dis seulement une parole…» :
il ne l’a jamais dite. Dieu, de quelque religion qu’il soit, n’est désormais plus
du contrat. Et pourtant...
Et pourtant, je sais bien qu’une partie considérable
de la gauche québécoise a refusé radicalement le projet de Charte de la laïcité du gouvernement québécois. Certains l’ont fait
par cynisme politique, par calcul électoral sec : une migration espérée,
et massive, de votes, d’un parti décrié vers un autre, nouveau et plus
progressiste. C’était un peu consternant de voir ces militants, prêts à tout, s’exercer
à la tolérance religieuse, feindre de croire qu’une coiffe facilitait la
fréquentation du troisième type avec l’Au-delà, apparaître stupéfaits de la
sensibilité sociale du nouveau pape, un allié, de toute évidence, pour la juste
cause et la révolution…
D’autres, sincèrement, je n’en doute pas, ont cru
voir, dans le projet gouvernemental, une dérive raciste effroyable, sacrifiant
spécifiquement les femmes de confession musulmane au besoin de construire un
État-nation sur base d’exclusion. Ceux-là ont crié haut et fort contre la
rupture d’un contrat social majeur, cette Charte canadienne des droits, enchâssée
dans la constitution de ce pays, et qui garantit toute une liste de droits individuels,
mais que ces droits individuels; ces
résistants, qui s’imaginaient parfois revenus au bon vieux temps des années 30,
prenaient le risque grave, mal calculé, que le droit à la liberté de religion,
érigé en valeur absolue, ne fasse qu’affermir un système appuyé sur les droits
individuels, ceux que l’on considère comme les «droits de…» (de faire, par
exemple, ce que je veux, de penser ce que je veux, de croire à ce que je veux,
parce qu’on est dans un pays libre, et que
j’en ai bien le droit), au détriment, inquiétant, des «droits à…» ( à voir,
par exemple, aux besoins essentiels de tous, irrécusables et pressants,) ces
droits sociaux, ces droits communautaires et ce droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, ce qui n’est quand même pas rien. C’est Fourier qui disait, de ces
droits individuels organisés en système idéologique exclusif, qu’ils faisaient
du peuple un plaisant souverain, que ce peuple souverain qui a des droits, mais
qui manque de tout, sinon qu’il meurt de faim… Autrement dit, les droits collectifs
sont aussi des droits inaliénables: pourtant ils n’apparaissent nulle
part, dans la constitution canadienne, et pour cause.
Au Canada, en 1982, le keynésianisme était rejeté
dans les poubelles de l'Histoire. L'avenir, l'avenir final, inhérent à la nature
même des choses, aussi bien dire la fin de l'Histoire, c’était ce monétarisme que les puissants allaient
désormais nous présenter comme la nouvelle bible, s’accommodant du reste
parfaitement bien de l’ancienne, pourvu qu’elle serve, comme de juste, à la
croissance, et qu’elle n’entrave rien des libertés de qui que ce soit. Le fait
est que les croyants s’en sont parfaitement accommodés, de cette idéologie nouvelle,
même si les Églises renâclaient un peu, pour la forme, quand il s’agissait
d’avortement, d’homosexualité. S’inscrivant dans la mouvance idéologique de
Madame Tatcher, de Ronald Reagan, et de ce Milton Friedman qui devait causer
tant de ravages de par le monde, de ce Friedman qui concevait la démocratie que
dans la seule pratique, sans restrictions, des libertés individuelles, voilà
pourquoi un Trudeau enthousiasmé a fait adopter la Charte canadienne des droits
et libertés — et que dans la même logique, Mulroney a fait adopter, lui, le
traité de libre-échange avec les États-Unis. Il fallait démanteler l’État, déréglementer,
privatiser, mondialiser, considérer que la personne, tout comme l’entreprise
privée, toujours, résolvait mieux les problèmes de marché que les gouvernements,
incapables et voleurs d’impôts… L'erreur de la gauche, là-dessus, d’une gauche
qui n’a de cesse d’expier Staline, Mao, Castro, les prisons d’État et les
déportations sauvages, est de s’être liée si étroitement, et avec tant d’humilité
souffrante, au système des droits
individuels, alors que la modernité impose de relativiser les plus contestables
d'entre eux, et de considérer l'urgence des droits de solidarité et des droits
d’accès aux biens communs de l’Humanité et pour l’humanité... La gauche se
faisant de Trudeau, s'est aussi faite du néolibéralisme : c’est là une
réalité navrante ; la gauche, une partie du moins, s’est dégagée de ce qui
a toujours fait ses idéaux et sa noblesse.
2013 a été l’année de Dieu. Aussi bien dire un
danger. Un sérieux recul. Et nous voilà, en 2014, toujours confronté à ce défi,
qui a traversé tout le dernier siècle, de concilier la science et le progrès
social, les droits individuels et davantage d’État dans la vie collective, et
pour mieux faire, un État neutre, pacificateur, premier responsable de tous,
générateur de droits nouveaux. On y arrive peut-être, au moins à une première
étape, fondamentale, la neutralité religieuse de l’État. Mais «Rien n'est
jamais acquis à l'homme, Ni sa force ni sa faiblesse, ni son cœur. Et quand il
croit ouvrir ses bras Son ombre est celle d’une croix.» (Louis Aragon) Rien n'est jamais acquis: l'ombre reste encore celle d’une Croix, de signes religieux lourds, contrariants,
ostentatoires.
6 commentaires:
Richard tu es toujours aussi inspiré qu'inspirant.
Ce texte devrait être le préambule de la nouvelle charte. Ainsi il n'y aurait plus ambiguïté sur les motifs qu'ils l'ont motivés.
Bonne et heureuse année Richard ! Hâte de lire ton 1er blogue de 2014.
💗💗💗💗💗💗💗💗💗
PS. Les coeurs sont mon appréciation sur 10😉
9/10 ! Même comme prof, je ne donne que rarement cette note !
Merci Jocelyne. Qu'advienne maintenant la Charte :-)
Dommage les coeurs n'ont pas suivis mais c'était dix coeurs :-))
C'est mon cadeau de la nouvelle année, Jocelyne ! Encore une fois, mille mercis :-)
Magnifique texte, je viens tout juste de le lire, j’en suis soufflé. J'en suis bouche bée.
Ouf ! Merci :-)
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