samedi 21 avril 2012

PERDRE LE NORD




Il y a de ces moments, bénis pour un historien, parfois malheureux pour ceux et celles qui en font l’expérience, et qui ont l’accablant mérite d’être une esquisse parfaitement exacte d’une société, un croquis féroce des rapports de force qui la caractérisent, des accointances qui, la plupart du temps, se masquent au regard du commun. Ces moments uniques, brefs instants où les masques tombent, s’apparentent souvent à l’heure de vérité du menteur, du tricheur ou même du malfrat, quand l’affaire est vraiment par trop scandaleuse, et désolante. L’instant, trop vrai, qui heurte, indigne, révolte, devient à jamais célèbre, parce qu’il dit tout de l’essentiel. Il reste cruellement visible au front, ou au c… de celui ou celle qui n’a pas su tenir le rôle consensuel, comme une marque au fer rouge, indélébile. 

Ça a été le cas, par exemple ( et pour ne s’en tenir qu’à l’histoire récente, ) de la fête au Fouquet’s, le soir même de l’élection présidentielle française de 2007, et qui disait avec cynisme - et inconscience - aux Français : hé bien voilà, on vous a bien eus, et on vous le dit tout net, c’est maintenant, et encore, notre tour à nous, grande bourgeoisie, banquiers, spéculateurs sur les armes et sur la misère, affairistes en tous genres, qui nous installons à l’Élysée. Il est des nôtres, Sarko. Il va essayer l’ouverture à gauche, pour mieux vous duper, mais en fait, ce qu’on rigole, nous, les puissants, les riches, les hommes de fric et de médailles, les profiteurs de tout ce que la vie a de cher et beau ! 

Les Français n’ont jamais oublié ce moment trop vrai. Ils risquent de le faire savoir dans quelques jours à peine, une raclée bien méritée.

Ça a été le cas, aussi, d’une bonne blague que W. ( Georges  Bush fils, vous rappelez-vous ? ), avait osé clairement articuler, devant le gratin des gens d’affaires, assemblés devant lui à Washington pour une fête annuelle. Ce que c’était beau ! Tous ces messieurs dames, complets foncés, rivières de pierreries, qui se sont esclaffés quand le Président leur a dit, cynique, un peu baveux : « Pensez ce que vous voulez de moi, mais n’empêche, si je tombe, vous tomberez avec moi vous aussi ! » La blague devait rester privée, dite entre gens bien élevées, qui se seraient tues par la suite. C’était sans compter ce salaud de Michael Moore, qui avait tout filmé de la scène ; elle est devenue un de ces moments beaucoup trop visibles, tellement exacts qu’ils en deviennent gênants. Tel quel, le Président élu supposément pour tout le monde lançait, en privé : on est tous du même club sélect, pas vrai, ce club de gens influents qui inventent des ennemis au bon peuple et le fanatisent, pour qu’il accepte de se costumer en soldats, visages masqués s’il le faut, et courir aux méchants, pendant qu’on rigole, nous, à s’en mettre plein les poches ! Il avait étudié en Histoire, W., pas étonnant qu’il sache comment les choses fonctionnent, et qu’il connaisse la formule exacte pour dire l’exactitude des rapports de force et tranquilliser les gras durs quant à leur avenir. 

Ce vendredi midi 20 avril, à Montréal, M. Jean Charest s’est permis une blague innocente de trop ; il a craqué, et fait un magistral faux pas en direction de la vérité ; peut-être a-t-il voulu avouer quelque chose, comme un cagoulard qui en a trop sur la conscience ; bref, il a créé un de ces moments historiques inoubliables, trop précis, parfaitement attestés, filmés en HD. Le premier ministre était au Palais des Congrès, où il s’était d’abord caché, dans un salon réservé aux V.I.P. , pendant 30 minutes ; quand il s’est cru sûr de sa personne, il s’est cru sûr de son attribution, sûr de son rôle historique, sûr de la fonction sociale qui est la sienne: et devant un auditoire d’hommes et de femmes d’affaires hilares, heureux de se retrouver, tous ensemble, dans la perspective alléchante d’une manne de fric à dévorer après déjeuner, M. Charest a fait de l’esprit : Le plan Nord ? Les étudiants défoncent les portes pour en être ; eh bien, on va leur en trouver des jobs, dans le Grand Nord, le plus loin possible. L’exil, quoi. L’oubli, dans notre petite Sibérie locale. C’était une image, bien sûr, mais ce faisant, il a dit tout net ce qu’il pensait des objectifs de la contestation étudiante et surtout, de ses leaders : des vauriens, des gens à proscrire, de la chienlit mal fagotée. Gens d’affaires, ils veulent notre fric ! Ils ne l’auront pas ! Qu’ils paient leurs droits de scolarité sans réchigner, sinon c’est le Nord ! M. Charest a dit tout haut ce qu’il pensait du conflit social qui perdure, et qu’il ne veut régler que par l’abandon d’une des parties au champ d’honneur – matraquée, gazée, blessée, horrifiée, plus en rage que jamais. M. Charest a dit tout haut, aussi, et clairement, ce qu’il conçoit comme une bonne façon de gouverner. Dehors ! Disparaissez de ma vue ! Allez traîner vos savates ailleurs ! Ce que c’est drôle, quand même, quand c’est dit entre gens qui savent s'y prendre pour bien prospérer !

J’ai rarement eu aussi honte. Et moi, plutôt tranquille, et qui ne veux plus voter, vraiment pas, je suis plus en colère que jamais. Le premier ministre rigole, et la société civile abandonne les étudiants à leur sort. Personne n’écoute les propositions de solutions, et pourtant, il y en a : celle de M. Castonguay m’a toujours semblé, à court terme, la plus raisonnable, la plus respectueuse – un report, d’au moins un an, de toute augmentation des droits de scolarité, et l’enclenchement rapide d’un processus de négociation collective cherchant l’accord à long terme, qui ne ruine pas, injustement, la jeune génération. ( Remarquez, je l'ai déjà écrit ici, je suis, moi, favorable à la gratuité complète. )

J'ai rarement eu aussi honte... Mais ce qui me rend fier, par contre, c’est que M. Gabriel Nadeau-Dubois étudie en Histoire. Il a donc, très certainement, lui aussi, compris parfaitement le sens de cette journée, qui restera, à jamais, historique.

P.-S. Aux trois leaders étudiants, chapeau : vous êtes remarquables de talent, de ténacité, de courage. Vous êtes la preuve vivante, s’il en fallait une, que notre système d’éducation fonctionne assez bien, merci, et qu’il donne de bons résultats, parfois même épatants. 







12 commentaires:

Alcib a dit…

Tu as raison ! La plupart du temps, je n'aime pas ce que dit François Legault, le chef de la Coalition Avenir Québec, mais ce vendredi, je me suis reconnu dans ses mots, trop mesurés, lorsqu'il a dit ce vendredi, « c'est triste à dire mais aujourd'hui le Québec n'avait pas de premier ministre ».

On a cité « hors contexte » le pauvre Jean Charest ; c'est tout ce qu'il a trouvé à dire pour essayer de limiter les dégâts politiques que ses propos imbéciles et irresponsables avaient causés. Il ajoutait qu'il ne fallait pas croire qu'il ne prenait pas la situation au sérieux, prenant bien la peine de préciser, non pas que les revendications des étudiants méritaient d'êtres prises au sérieux, mais seulement que son gouvernement prenait très au sérieux « l'intimidation et la violence », laissant entendre, encore une fois, comme le fait depuis des semaines, l'irresponsable ministre de l'Éducation, que ce sont les étudiants qui sont coupables « d'intimidation et de violence ».

Avec tous les cas de corruption révélés ces deux ou trois dernières années, la complicité à peu près assurée des proches du premier ministre, à voir la piètre façon dont ce gouvernement « gère » le dossier des frais de scolarité, ce gouvernement, le plus pourri que le Québec ait connu depuis de nombreuses décennies, n'a plus aucune autorité morale. Comme 85 % des Québécois, j'ai honte d'être gouverné par ces bouffons malhonnêtes.

Depuis des semaines, je suis attentivement la situation et je trouve tout à fait admirables le sérieux, la détermination, la maturité, le calme exemplaire des leaders et porte-parole étudiants. J'admire tout particulièrement ce jeune Gabriel Nadeau-Dubois qui, à 21 ans, donne aux dirigeants politiques et aux Québécois en général un magnifique exemple de civisme. Quel admirable exemple d'intelligence et d'équilibre psychologique et émotionnel.

Je ne savais pas qu'il étudiait en histoire. J'en suis heureux : en voilà un de plus qui vient grossir les rangs de ceux servirons de mémoire aux Québécois qui, contrairement à leur devise, ne se souviennent jamais de rien.

Alcib a dit…

Chaque fois que je le vois, je pense que Gabriel Nadeau-Dubois pourrait être l'arrière-petit-fils de Daniel Johnson père, qui fut brièvement premier ministre du Québec dans les années soixante.

Richard Patry a dit…

Superbe commentaire! Magistral. Je vais te dire à nouveau, ce que je t'ai déjà dit: c'est sur ton blogue que ce texte remarquable devrait se retrouver. Merci, Alcib.

Alcib a dit…

Richard : Merci de ce compliment. Au moment de commencer à écrire ce commentaire, je ne savais pas précisément ce que j'allais écrire. Si j'avais voulu écrire cela sur mon blogue, je me connais, je me serais laissé emporter par la colère qui gronde trop souvent en moi lorsque j'écoute les bulletins de nouvelles.
Je ne sais si, sur mon blogue, un commentaire sur ce qui se passe au Québec peut intéresser plus de deux ou trois lecteurs. Mais, si tu le permets, je le reprendrai peut-être samedi, si j'y trouve encore une certaine pertinence.
Merci encore.

Richard Patry a dit…

Je serais vraiment content que tu reprennes ton texte pour l'étoffer de ta colère, et le publier sur ton propre blogue !

Faut pas penser au lectorat limité ( encore que le tien soit assez vaste ): sinon, on n'écrirait rien... ;-)

Salutations !

Anonyme a dit…

Excellent billet ! Parallèle judicieux ! Opinion très juste sur la moquerie d'un triste Sire devant sa cour de dépendants envers les étudiants. Reto

Richard Patry a dit…

Reto, je souris de ton commentaire, et j'en suis franchement honoré :-) Merci !

RAnnieB a dit…

Billet et commentaires réfléchis et pertinents.

Messieurs, je trouve triste que vous ne fassiez pas plus de promotion de vos oeuvres. Vos talents sont rares et tant de gens bénéficieraient de lire vos écrits.

J'adore ces ''slip ups'' des politiciens. Ils sont en quelque sorte les alarmes qui réveillent les électeurs. Nous savons tous que les politiciens n'ont rien à foutre des gens qu'ils gouvernent, sauf lorqu'il est temps d'aller aux urnes.
Nous nous laissons cependant facilement endormir entre les périodes électorales. Ce genre de bévues aident à réveiller les militants en nous, aident à donner un peu d'énergie pour tenter de changer le statut quo.

Je te le répète Richard. La dernière chose que le Québec a besoin c'est de perdre un vote intelligent.

Anonyme a dit…

Excellent commentaire et j'y adhère totalement. Je suis aussi personnellement scandalisée du comportement d'un homme qui occupe une telle fonction. Il est temps que les événements se calment et que les discussions reprennent.

La proposition de M. Castonguay est tout-à-fait pertinente, oui. Et ça donnerait le temps de calmer les ardeurs et de sauver la situation qui dégénère de plus en plus.

L.

Richard Patry a dit…

Annie: complètement d'accord avec toi quand tu parles d'alarmes. Merci pour ton commentaire !

L.: merci ! D'accord avec ton accord ! ;-)

Anonyme a dit…

Les trois porte-parole des associations étudiantes sont brillants. Ils brillent d'autant plus que toute la société est plongée dans l'obscurité la plus noire. Pour moi, ils représentent l'espoir. Le leur comme le nôtre.

Richard Patry a dit…

Entièrement d'accord avec toi, KZ. Ils en portent large sur leurs épaules. Ils tiennent le coup, c'est incroyable, c'est épatant.

Dommage qu'on les utilise, à droite comme à gauche. Mais ils sont lucides, et voient clair.

Je suis pessimiste quant à l'issue: je crois que ça sera une grève cassée par voie légale, et que ça sera une grève perdue. J'espère me tromper...