vendredi 24 avril 2015

«SI JE DEVAIS REFAIRE MA VIE, JE RECOMMENCERAIS»: à propos de Blasphémateur, de Waleed Al-Husseini





C’est un livre important. Un livre renversant, bouleversant: un incroyable appel à la liberté.

J’ai lu ce bouquin, passionnément, avec, sans relâche, la hâte d’en reprendre la lecture, de poursuivre le récit autobiographique et pourtant presque incroyable, parfois aux limites mêmes du supportable, que fait l’auteur d’une vie risquée faisant preuve d’une imprudence singulièrement périlleuse… C’est ce qui explique que c’est l’auteur lui-même qui m’a stupéfait, avant même l’histoire qu’il refait de sa courte vie (parce qu’il n’a que 25 ans), avant même les convictions qui n’ont de cesse de l’animer, avant même l’incroyable culture que ce jeune homme s’est donnée sur l’Islam, sur l’histoire de cette religion et de la civilisation qui l’a générée: l’Islam, l’une des trois grandes religions monothéistes, très apparentée du reste aux deux autres, la chrétienne et la juive, que l’auteur connait aussi fort bien.

Waleed Al-Husseini est jeune, cultivé, convaincu, méticuleux, rigoureux, et parce qu'il est tout ça, il est aussi athée, et temporairement apatride. Il a dû quitter sa Palestine natale où son inlassable curiosité intellectuelle l’a conduit en prison, et lui a fait goûter aux «délices», en fait aux horreurs de la torture, de l’intimidation, du chantage, de ruptures douloureuses... Ainsi en a-t-il été d'amis qui l’ont renié (par peur, par docilité, par prudence). Il s'est fait un devoir de protéger sa famille qui ne l’a jamais abandonné (affirme-t-il), mais qu’il a dû quitter, tout comme il s’est exilé d’une Palestine, son pays d’origine, présumé pourtant laïque et respectueux des droits fondamentaux de la personne. «Je renonçais à mon pays comme j’avais renoncé à l’Islam.»

Waleed Al-Husseini avait 16 ou 17 ans quand il a tout remis en question, du système religieux qui sous-tendait le système social auquel il appartenait. Et je ne comprends pas, je n’arrive même pas à imaginer quelle intelligence remarquable, quel irrépressible besoin de liberté (inné ?) faut-il porter en soi, pour refuser de se laisser contraindre par des légendes qui ont la force de la pensée magique et de l'ordre moral. Au restant, des légendes, je l’ai dit plus haut, qui ont des ressemblances proches parentes avec les croyances juives et chrétiennes: mais à 16 ou 17 ans, quand j’ai moi-même rompu avec ces certitudes religieuses, ni la prison ni la torture ne me guettaient. La liberté de pensée et de conscience était déjà acquise au Québec. C’est du reste dans un cours de philo, donné par un prêtre, que j’ai lu les grands textes athées, sacrilèges pour certains, mais qui m’ont convaincu de ne plus croire en rien, sauf en l’Homme, sauf en l’humanisme, sauf en l’humanité. Le très jeune Waleed Al-Husseini était extraordinairement loin de cette accessibilité à la liberté de conscience: et pourtant, il a étudié, s’est acharné à connaître, à comprendre, à mettre en contradiction ce qu’on lui enseignait, à se libérer, à se donner à lui-même la paix, en la souhaitant du reste pour tous. Waleed est, au sens fort du terme, un humaniste admirable. Ce jeune homme est si brillant que son influence est devenue énorme, dans un monde pourtant réduit au silence, tout au moins apparemment, parce que, écrit-il, « le nombre d’athées [en fait,] quittant l’Islam est en nette progression. Et j’avoue en tirer une certaine fierté. » Il a raison, bien sûr, d’en être content. Tout se tient dans son raisonnement. Il ne hait personne. Ce jeune homme est un éminent pacifiste.

Mais (j’insiste), je ne comprends pas ce qui fait sa force. Si un jour, très improbable (ne serait-ce que par la très grande différence d’âge qui nous sépare, outre l’Atlantique !), j’ai la chance inouïe de rencontrer Waleed en personne, c’est ce que j’aurai le plus envie de lui demander, et d’essayer de me faire expliquer: comment avez-vous pu, Waleed, comment avez-vous deviné qu’on vous mentait, qu’on vous dupait ? Où avez-vous trouvé le courage d’étudier, d’apprendre, de comprendre, sans en faire un plan de carrière — bien au contraire ! Qu’est-ce qui explique qu’on résiste à tout, qu’on refuse se conformer, qu’on ne peut choisir une vie tranquille, confortable, petite-bourgeoise, sans souci ni des autres ni de la vérité ? Voilà ce qui me fascine, d’abord, dans l’œuvre de Waleed Al-Husseini: c’est lui, c’est le penseur, c’est le héros (et je pèse mes mots). Je ne pourrais jamais être «ami» avec lui, et ça n’a (sans blague) rien à voir avec l’âge, la culture ou l’océan: ça a à voir avec cette chose inouïe qui s’appelle le courage, et que je n’ai pas. Jamais, jamais je n’aurais pu être un Waleed Al-Husseini. Et ça me rend un peu jaloux, malgré le spectre de la prison et la torture, ça me rend un peu jaloux que d’y penser, que de reconnaître ma lâcheté comme un fait (immensément partagé). Lui a eu des moments de découragement, de stress post-traumatique: pendant mes dix mois de prison, raconte-t-il, «je m’isolais hermétiquement de l’environnement dans lequel ils me cloîtraient, vivais reclus dans mes rêves, ma réflexion et mes espoirs. Je dessinais dans ma tête un espace imaginaire où j’étais totalement libre.» Mais « j’étais aussi très fier d’avoir résisté, d’être resté moi-même jusqu’au bout.» «Je prenais de plus en plus conscience que l’oppression religieuse, la persécution et l’endoctrinement ne peuvent venir à bout de la curiosité de l’être humain et de sa volonté d’apprendre.» «Il fallait un cri révolutionnaire qui mette les points sur les i. C’est ce que j’ai voulu faire.» Magnifiques lignes ! 

Waleed Al-Husseini s’étonne qu’en France, la Palestine garde «une place privilégiée dans la conscience collective française. Pour une majorité de la population, le Palestinien est un persécuté, un opprimé qui a tout perdu et qui mérite d’être aidé.» C’est certes un sentiment collectif que l’on reconnait aussi, au Québec, et je pourrais m’expliquer là-dessus, sur l’annexion de Jérusalem par exemple, sur une série de victoires militaires israéliennes jamais conclues par des traités (sauf avec l’Égypte) et qui fondent, aux yeux d’Israël, son droit de ne pas respecter les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Waleed, lui, propose pourtant une solution saisissable à ce très long conflit israélo-palestinien, tant elle est évidente, et conséquente avec l’entièreté de son engagement: «Mais pour y parvenir, il faut d’abord éradiquer le racisme haineux qui alimente les deux camps et œuvrer pour sortir la judaïté et l’arabité du vocabulaire des deux peuples afin qu’ils puissent partager le même espace géographique, le même lieu de travail et la même école. Une mission qui passe nécessairement par la promotion de la laïcité.» Non seulement ces lignes sont encore une fois superbes, mais elles sont d’une générosité exemplaire. 

«Internet sera la tombe des religions», affirme Waleed Al-Husseini. Je n’en suis pas si sûr. Mais lui a eu la compétence remarquable de se servir de la toile avec un talent hors du commun pour se permettre d’y rêver. Du moins l’espère-t-il encore. Je le répète: Waleed est un homme de savoir et de paix.