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Tout le monde connaît le « Sacre de Napoléon » : l’immensité de la toile y fait pour beaucoup (les personnages sont peints grandeur nature), et la célébrité de l’acteur jouant le premier rôle (l’Empereur, et non le pape !) fait le reste pour assurer la renommée du tableau de David. La toile est une des plus courues, au Louvre. Les visiteurs se massent devant l’œuvre, presque en aussi grand nombre que pour La Joconde : on s’assoit, on contemple, on s’étonne, on discute, on croit tout savoir - on entend de partout des inepties, sur la mégalomanie du personnage qui se prenait pour un autre…
Je connais bien l’époque napoléonienne. Mais je ne savais que peu de choses de la peinture qui a immortalisé le couronnement de Napoléon et de Joséphine. Je me souviens avoir lu (réalité ? légende ?) que l’impératrice, redoutant le divorce, et voulant s’installer dans la légende de son mari à tel point qu’elle ne puisse, jamais, disparaître du portrait, aurait suggéré au peintre, fortement, de manière à ce qu’il comprenne bien qu’il ne pouvait faire autrement, de la placer, elle, au centre de l’action, de sorte que ce soit son couronnement qui s’inscrive dans les mémoires, et s’enracine dans la postérité. Ce n’est pas impossible que Joséphine ait exercé ce genre d’incitation appuyée : la petite histoire assure que l’Empereur aurait, au premier coup d’œil jeté sur la toile, tout de suite vu la tactique, aurait protesté, un peu, pour la forme, mais que faire quand le travail du peintre est terminé ? Je ne savais donc que peu de choses de cette toile fameuse, jusqu’à la nuit dernière, alors que je lisais les Mémoires de Constant, premier valet de chambre de Napoléon – Constant qui va laver, raser (un temps, jusqu’à ce que Napoléon cesse de se couper !), habiller, tourner autour de Napoléon, jour après jour, et tout entendre, tout voir, de ce qu’on dit à son maître, de ce qu’on lui montre, dans son intimité, partout en Europe. En janvier 1808, Napoléon est à Paris. Constant raconte, en quelques pages, une visite que l’Empereur et l’impératrice font à l’atelier de Jacques-Louis David. Ils viennent d’apprendre que le tableau du Sacre est tout juste terminé. Napoléon va le voir pour la première fois. Constant est du groupe qui suit l’Empereur. Il entend, il regarde, fait le récit d’une rencontre exceptionnelle, celle de Napoléon et de l’œuvre de David qui, mieux que le pape n'a pu le faire, le sacre véritablement, et à jamais, empereur des Français :
« Quelques jours seulement après leur arrivée, Leurs Majestés l'Empereur et l'impératrice allèrent visiter le célèbre David, dans son atelier de la Sorbonne; afin de voir le magnifique tableau du Couronnement, qui venait d'être achevé. La suite de Leurs Majestés se composait de M. le maréchal Bessières, d'un aide de camp de l'Empereur, M. Lebrun, de plusieurs dames du palais et chambellans. L'Empereur et l'impératrice admirèrent longtemps cette belle composition, qui réunissait tous les genres de mérite; et le peintre était tout glorieux d'entendre Sa Majesté nommer l'un après l'autre tous les principaux personnages du tableau, dont la ressemblance était vraiment miraculeuse. « Que c'est grand! disait l'empereur, que c'est beau! quel relief ont tous les objets! quelle vérité! Ce n'est pas une peinture, on marche dans ce tableau. » Et d'abord, ses regards s'étant fixés sur la grande tribune du milieu, l'Empereur reconnut Madame Mère, le général Beaumont, M. de Cossé, M. de La Ville, madame de Fontanges et madame Soult: « Je vois plus loin, dit-il, le bon M. Vien. » M. David répondit: « Oui, Sire, j'ai voulu rendre hommage à mon illustre maître, en le plaçant dans un tableau qui sera, par son objet, le plus important de mes ouvrages. » L'impératrice prit ensuite la parole pour faire remarquer à l'empereur avec quel bonheur M. David avait saisi et rendu le moment intéressant où l'empereur est prêt à la couronner: « Oui, dit Sa Majesté en regardant avec un plaisir qu'elle ne cherchait point à déguiser, le moment est bien choisi, l'action est parfaitement indiquée; les deux figures sont très bien; » et en parlant ainsi, l'Empereur regardait l'impératrice.
Sa Majesté, poursuivant l'examen du tableau dans tous ses détails, loua principalement le groupe du clergé italien près de l'autel, épisode inventé par le peintre. Elle parut désirer seulement de voir le pape représenté dans une action plus directe, paraissant donner sa bénédiction, et que l'anneau de l'impératrice fût porté par le cardinal légat.
À propos de ce groupe, le maréchal Bessières fit beaucoup rire Sa Majesté, en lui rappelant la discussion fort amusante qui avait eu lieu entre David et le cardinal Caprara.
On sait que le grand artiste avait de l'aversion pour les figures habillées, surtout habillées à la moderne. On remarque dans toutes ses compositions, un goût si prononcé pour l'antique, qu'il se glisse jusque dans sa manière de draper les personnages vivants. Or, le cardinal Caprara, l'un des assistants du pape à la cérémonie du couronnement, portait perruque. David l'ayant placé dans son tableau, jugea convenable de lui ôter sa perruque et de le représenter tête chauve, du reste, parfaitement ressemblant. Le cardinal, désolé, supplia l'artiste de lui rendre sa perruque; il essuya de la part de David un refus formel. « Jamais, lui dit-il, je n'avilirai mes pinceaux jusqu'à peindre une perruque. » Son éminence alla tout en colère, se plaindre à M. de Talleyrand, qui était à cette époque ministre des Affaires étrangères, donnant entre autres raisons, celle-ci, qui lui paraissait sans réplique, que jamais pape n'ayant porté de perruque, on ne manquerait pas de supposer à lui, cardinal Caprara, l'intention de prétendre à la chaire pontificale en cas de vacance, intention bien clairement indiquée par la suppression de sa perruque dans le tableau du couronnement. Son éminence eut beau faire, David ne voulut jamais consentir à lui restituer sa précieuse perruque, disant qu'elle devait se croire très heureuse de ce qu'il ne lui avait ôté que cela.
Après avoir entendu le récit dont les détails lui furent confirmés par le principal acteur de la scène, Sa Majesté fit encore à M. David quelques observations, en prenant tous les ménagements possibles. Elles furent écoutées attentivement par cet artiste admirable, qui, en s'inclinant, promit à l'empereur de profiter de ses avis.
La visite de Leurs Majestés fut longue. Le jour qui baissait, avertit enfin l'empereur qu'il était temps de s'en aller. Il fut reconduit par M. David jusqu'à la porte de l'atelier. Là, s'arrêtant tout court, l'empereur ôta son chapeau, et par un salut plein de grâce, témoigna l'honneur qu'il rendait à un talent si distingué. L'impératrice ajouta à la vive émotion dont M. David paraissait agité, par quelques-uns de ces mots charmants qu'elle savait si bien dire et placer si à propos.
En face du tableau du Couronnement était exposé celui des Sabines. L'empereur, qui s'était aperçu de l'envie qu'avait M. David de s'en défaire, donna l'ordre en s'en allant à M. Lebrun de voir si ce tableau ne pouvait point être placé convenablement dans le grand cabinet des Tuileries. Mais il changea bientôt d'idée, en songeant que la plupart des personnages étaient représentés in naturalibus, ce qui eût assez mal figuré dans un cabinet consacré aux grandes réceptions diplomatiques, et dans lequel s'assemblait ordinairement le conseil des ministres. »
Au moment où il écrit ses Mémoires, Constant a peut-être entendu des rumeurs: mais il ne peut savoir avec certitude si Joséphine a de fait comploté avec David. Napoléon l’a-t-il deviné ? Il semble avoir été émerveillé, avoir trouvé tout bien du travail colossal de David, y compris le « moment intéressant » privilégié par l’artiste, s’être attendri de la fragilité (et de l’audace possible) de sa femme, et chose surprenante, contraire à tout ce qu’on affirme si souvent, avoir déploré que le pape ait si peu de choses à faire dans cette cérémonie d’abord et avant tout religieuse ! L’époque est au classicisme gréco-romain, c’est le style dans lequel Napoléon veut se reconnaître. Il a pris de longues heures pour admirer le travail d’un « talent si distingué ». Il s’est incliné devant l’artiste, un des plus brillants témoins de la Révolution.
Je ne sais pas s’il existe d’autres récits détaillés de ce face à face extraordinaire. Ce que je sais, par contre, c’est que ce spectacle du Sacre de Napoléon, figé, rigide, étonnamment parfait, n’a rien fait pour changer la nature de l’Empereur, essentiellement romantique, et je crois bien, par d’autres de ses œuvres, que David lui-même l’avait parfaitement compris.
Napoléon en 1808, par David