lundi 1 janvier 2018

LECTURE: JEAN-CHARLES PANNETON, LE GOUVERNEMENT LÉVESQUE, TOME 2




Je viens tout juste de terminer la lecture du tome 2 du Gouvernement de René Lévesque : Du temps des réformes au référendum de 1980, de l’historien (et collègue) Jean-Charles Panneton (Septentrion, 2017, 355 p.)

Je vais d’abord faire bref : excellent, et passionnant, même si l’auteur ne se départit jamais d’une écriture classique, caractéristique d’un essai qu’il veut rigoureux, et qu’il a abondamment documenté. N’empêche, malgré la tentation de l’objectivité, le lecteur sent bien que l’activité de sympathie a joué ici pleinement son rôle, et, loin de nuire à l’ouvrage, elle n’y en ajoute que davantage de crédibilité.

L’essai est spécialisé : nous ne lisons pas une histoire du Québec au temps de René Lévesque, mais bien une histoire de son gouvernement. C’est dire que la société réelle reste la grande absente de ce récit, à quelques exceptions près, entre autres sur le taux de chômage étonnamment élevé, endémique durant toute la période. Ainsi en est-il de l’affaire des Yvettes (mai 1980), parfaitement racontée, mais qui fait silence sur la force du conservatisme social qui n’avait pas trouvé, depuis 1960, de voies d’expression, et qui va là surgir, grâce à cette « gaffe » de Mme Lise Payette, avec une force, un rugissement incroyable : une véritable constellation d’oppositions diverses va se constituer, qui s’est braquée contre la souveraineté pour mieux bloquer, sinon rejeter, en vrac, l’avortement, l’égalité des sexes, la déchristianisation du système scolaire, la laïcité de la chose publique, la révolution sexuelle, la contre-culture elle-même dont les odeurs suspectes flottaient toujours dans les assemblées de masse du PQ d’alors !

Du reste, sur cette fameuse affaire des Yvettes, faut-il rappeler que Mme Payette s’inspirait d’une entrevue durant laquelle M. Claude Ryan, devenu chef du PLQ en 1978, déclarait avoir voulu se marier, à 33 ans, pour ne pas passer « pour une maudite tapette », fixant son choix sur une bonne chrétienne qui lui ferait des enfants — le même Claude Ryan qui, pour discréditer M. René Lévesque par le biais de sa vie privée, disait ne vouloir que des candidats libéraux disposant d’une adresse fixe !

Histoire, donc, du gouvernement de René Lévesque, dont l’originalité la plus marquée reste dans l’utilisation constante qu’a faite l’auteur des procès-verbaux du Conseil des ministres. Ainsi lit-on, surpris, captivé, les échanges, et parfois les déchirements d’une équipe ministérielle qui était loin d’être toujours au diapason. Passionnant, je vous dis.

Je parierais fort que l’ouvrage de Panneton restera comme une référence incontournable, et qu’on verra longtemps des professeurs d’histoire ou de politique, à qui des étudiants demanderont des suggestions de lecture sur l’époque référendaire, leur répondre: « allez donc lire Panneton, c’est l’ouvrage de base. »

Ce livre sera couronné, et il le méritera. 





lundi 4 décembre 2017

LE DÉCLIN IRRÉVERSIBLE DU PARTI QUÉBÉCOIS





Le Parti québécois se meurt, le Parti québécois est mort.

Les sondages ne trompent plus personne ; ils confirment des tendances lourdes, constantes, irréversibles, plus irréversibles encore que ne l’était l’irréversible indépendance dont parlait M. Lévesque, à New York, en janvier 1977. Le fait est que, sauf les sursauts de 1994 (44,8 %) et de 2008 (35,2 %), l’électorat du Parti québécois s’érode irrémédiablement depuis 1981. 

Il s’érode parce que nos concitoyens n’ont de cesse de se détacher, malgré le cas d’exception de 1995, de l’option souverainiste. Ils délaissent « l’option » parce que la défaite référendaire de 1980 a radicalement cassé le puissant courant, généré par la Révolution tranquille, et qui voulait que la modernisation rapide et profonde de la société québécoise aboutisse nécessairement à la pleine souveraineté de son État. M. René Lévesque lui-même, après avoir été le plus important leader indépendantiste de l’histoire moderne du Québec, a parfaitement incarné cette cassure après 1981, imprimant à son gouvernement un virage à droite, antisyndical, souvent hargneux, particulièrement à l’encontre des employés de l’État, de celles et de ceux qui servaient avec enthousiasme les politiques publiques du Québec — et qui votaient pour le Parti québécois. 

Plus personne, maintenant, ne s’inquiète de l’État du Québec, sauf pour accuser ses politiques déjà rétrogrades de ne pas être suffisamment réactionnaires – ou de les fantasmer, ces politiques d’État, à gauche toute, rêve d’un grand soir de libération qui ne serait qu’essentiellement économique et sociale, mais que très modestement « nationale », timidement, baissant les yeux, embarrassé par ce mot même de « nation ».  C’est partie belle pour M. Trudeau deuxième génération, créé et statufié par la Charte constitutionnelle de 1982. C’est tout autant partie belle pour M. Legault, qui peut rêver désormais d’un gouvernement qui soit franchement, irréductiblement, le gouvernement de la droite anti-Révolution tranquille, dont certains ont rêvé depuis si longtemps, créditistes naguère, adéquistes ensuite, et maintenant caquistes. Ceux-là se disent l’avenir, gonflés à bloc, le vent dans les voiles, idéalisant travail, famille, et la patrie de l’ancien temps. Il y aura du défi à relever pour Québec solidaire à s’accaparer le vote caquiste, autrement plus coriace que ne le fut et ne l’est l’électorat du Parti québécois.

Le vote péquiste s’érode parce que le mouvement indépendantiste a rompu, toujours plus profondément, avec la conviction que l’indépendance était nécessaire à la libération nationale du peuple canadien-français, « classe-nation », formée de « colonisés dont les trois repas par jour dépendent trop souvent de l’initiative et du bon vouloir de patrons étrangers. » (René Lévesque, Option Québec, pp. 23-24) Camille Laurin disait, lui, de ce peuple dominé, exploité, appauvri, qu’il « devait souffrir beaucoup et depuis longtemps pour que l’évocation de sa liberté lui arrache une telle clameur. » (Camille Laurin, Ma traversée du Québec, 1970, p. 96) Or la clameur ne se fait plus guère entendre, peut-être parce que le Québec français s’est tout simplement embourgeoisé, succès suicidaire d’un objectif sociopolitique majeur des gouvernements péquistes. C’est à cette bourgeoisie francophone que s’en prend, désormais, Québec solidaire. Mais dans l’opération, c’est la libération nationale elle-même qui est sacrifiée, abandonnée. Classe et nation sont devenues des notions antithétiques. Voilà pourquoi Québec solidaire ne fera jamais l’indépendance, du moins pas celle qui a soulevé l’espoir de masses canadiennes-françaises il y a, déjà, bien longtemps.

Le vote péquiste s’érode encore parce que, parti de gouvernement, le Parti québécois s’est fait des adversaires, bien évidemment, qui le grugent désormais sur sa droite (la CAQ) et sur sa gauche (QS). Entamé au cœur, quant à sa raison d’être principale, discrédité — démonisé — pour son nationalisme sans enracinement économique et social (sans colère, sans révolte, sans cette rage « nationale » qui habitait si puissamment M. Lévesque), éclaté au bénéfice d’adversaires qui ne demandent pas mieux que de se nourrir de ses dépouilles électorales, le Parti québécois ne peut que décliner, et il décline, en effet, n’en finissant plus de dépérir, triste « champ de ruines », alors qu’y militent encore tant de gens talentueux.

Et pourtant, nous sommes toujours, comme peuple, et tout comme les peuples indiens, profondément aliénés. Maurice Séguin disait que nous étions certes une colonie, mais la colonie la mieux entretenue au monde, avec sa pléthore de petits potentats grassement nourris au provincialisme satisfait, et parfaitement bilingues, comme de juste. C’est notre malheur, comme c’est celui des nations autochtones, avec lesquelles nous partageons, depuis la Grande Paix de Montréal, si étroitement la même histoire et le même destin.






dimanche 19 novembre 2017

Lecture: L'ordre du jour, d'Éric Vuillard




J’ai lu, presque tout d’une traite, le roman (récit, écrit-il) d’Éric Vuillard, L’ordre du jour, qui lui a valu le prix Goncourt 2017. Roman d’à peine 150 pages — mais quelles pages ! Difficile, pour dire le vrai, de retenir quelque extrait percutant, tant tout ce texte, remarquable, fabuleux travail d’historien, est d’une écriture parfaite, imaginative, ciselée, sobre et somptueuse à la fois. C’est de cette écriture magnifique qu’on reste, humble lecteur, d’abord soufflé. 

Mais ce travail, qui renverse l’Histoire et la fait revivre, petit pas par petit pas, soumise à l’observation d’un microscope, drôle, rageuse et révoltée, a singulièrement interpellé le professeur d’Histoire que je suis. « Et l’Histoire est là, » écrit Vuillard, « déesse raisonnable, statue figée au milieu de la place des Fêtes, avec pour tribut, une fois l’an, des gerbes séchées de pivoines, et, en guise de pourboire, chaque jour, du pain pour les oiseaux. » La déesse s’incarne, sous la plume de Vuillard, la statue vibre, l’Histoire est : c’est probablement l’éloge le plus fort que je puisse faire de cet ouvrage. J’imagine que les membres du jury du Goncourt, devant un tel livre, ont tous été épatés, et souvent, sur le cul.

Vuillard raconte la montée du nazisme, œuvre d’un cartel d’hommes d’affaires qui se sont compromis, jusqu’à l’immonde, avec Adolf Hitler. Eux s’en sont tirés, bien sûr, de la guerre et des procès qui ont suivi. « Ne croyons pas que tout cela appartienne à un lointain passé. Ce ne sont pas des monstres antédiluviens, créatures piteusement disparues dans les années cinquante, sous la misère peinte par Rossellini, emportées dans les ruines de Berlin. Ces noms existent encore. Leurs fortunes sont immenses. Leurs sociétés ont parfois fusionné et forment des conglomérats tout-puissants. » Ils se perpétuent, désormais honorables Allemands, grandes familles européennes, décorées, remerciées, célébrées. « Si l’on soulève les haillons hideux de l’Histoire, on trouve cela : la hiérarchie contre l’égalité et l’ordre contre la liberté. » On trouve le fric assassin.

Si le nazisme s’est nourri de « mots si pauvres qu’on voit le jour au travers », ce n’est pas — je me répète — le cas du roman de Vuillard, dont l’écriture ne se relâche jamais. Une œuvre d’art, parfaite, en contre-jour de ce que l’humanité a vécu de plus glauque, le nazisme, la guerre, l’univers concentrationnaire, l’esclavage, le racisme le plus abject, qui a vu, « parmi la foule hurlante, les Juifs accroupis, à quatre pattes, forcés de nettoyer les trottoirs sous le regard amusé des passants. »






mercredi 22 mars 2017

L'IMPOSSIBLE CONVERGENCE INDÉPENDANTISTE





En 1980, l’Union soviétique (qui survivait encore) avait prescrit aux travailleurs québécois de voter Non lors du référendum québécois sur la souveraineté-association. La chose peut sembler surprenante, puisque le grand capital soutenait, avec une belle unanimité, le maintien de l’unité canadienne: elle ne l’est pourtant pas. Il est vrai que l’URSS, qui redoutait l’explosion, protégeait par là sa propre intégrité territoriale, multinationale, essentielle à l’illusion d’un « internationalisme prolétarien » en phase de matérialisation. Mais fondamentalement, cette recommandation de voter Non avait des bases idéologiques autrement plus importantes, qui dataient des principaux théoriciens que furent Marx et Lénine eux-mêmes. 

Aux yeux du marxisme, quelque compromis, de quelque nature qu’il soit, avec le réformisme est pire que tout. Le réformisme dupe les exploités, en leur faisant croire qu’il y a moyen d’améliorer leur sort autrement que par la révolution. Le pire ennemi de tout travailleur, au premier chef de tout travailleur qui a développé une conscience de classe aiguë, est le réformisme. Un travailleur qui vote pour le Parti québécois, parti qui souhaite « civiliser le capitalisme », et qui veut aliéner ce travailleur par l’exaltation de son nationalisme indépendantiste, se trahit lui-même et trahit l’internationalisme prolétarien. Il n’y a donc aucun compromis possible avec un parti politique réformiste. Il faut lui refuser tout appui, pas même tactique, de court terme. Le réformisme est, en situation de crise, le support essentiel au capitalisme en phase de développement et de consolidation. Le réformisme ne propose qu’une modification des moyens d’exploitation que possède la classe dirigeante, qui concentre de plus en plus toute la richesse disponible. Déjà, au moment de la Révolution russe, les bolcheviques avaient refusé tout appui aux réformistes sociaux-démocrates et aux socialistes qui avaient pris le pouvoir en mars 1917. C’était là du marxisme pur et dur. En novembre 1917, les réformistes avaient de fait été éliminés, lors de ce qu’on appellera la Révolution d’octobre.

Le Parti québécois doit se rendre à l’évidence que jamais, jamais les élites politiques de Québec Solidaire ne se compromettront dans un programme réformiste avec lui. Jamais. QS a encore en mémoire, j’imagine, l’irréversible déclin du parti communiste français qui s’était compromis avec le parti socialiste du président Mitterrand entre 1981 et 1984. L’affaire lui avait valu d’être bouffé tout rond, et de disparaître. QS ne se laissera jamais bouffer, alors que c’est lui qui est en appétit. Et QS continuera d’attaquer prioritairement le Parti québécois, parce qu’à ses yeux, même réformiste, le PQ reste l’allié essentiel du système, celui du dernier recours quand le capitalisme est en crise et qu’il cherche à sauver sa peau.   






jeudi 16 mars 2017

Lecture : Malek Chebel, Dictionnaire amoureux de l’islam, Plon, 2004, 720 p.





Note : Toutes les citations, dans le texte qui suit, proviennent du Dictionnaire amoureux de l’islam.

Je connaissais mal l’islam — que je ne connais toujours que modestement, du reste. Les quelques notions que j’avais dataient de mes études universitaires en histoire. Par l’intermédiaire de l’histoire médiévale, on abordait un peu en classe l’expansion de l’islam et l’important bagage scientifique et culturel que l’Occident chrétien lui devait. C’est la raison pour laquelle je tenais tant, en 2015, durant un voyage en Espagne, à me rendre en Andalousie, et spécifiquement à Cordoue, d’où a rayonné la pensée d’Averroès, philosophe musulman qui a si fortement contribué « à sauver de l’oubli l’héritage grec, en particulier l’œuvre d’Aristote. » Sur place, j’avais été ébloui par la grande mosquée de Cordoue, la deuxième du monde arabo-musulman quant à l’envergure, tout juste après celle de La Mecque.

Je connaissais donc mal l’Islam. Je savais à peu près ce que Lamartine en disait, essentiellement « un Livre, dont chaque lettre est devenue une loi, une nationalité spirituelle qui englobe des peuples de toutes les langues et de toutes les races, et [qui] a imprimé, pour caractère indélébile de cette nationalité musulmane, la haine des faux dieux et la passion du Dieu un et immatériel. » Et voilà que me tombe sous la main, récemment, un très beau bouquin, le Dictionnaire amoureux de l’islam, écrit par un éminent spécialiste de l’histoire et de l’anthropologie musulmanes, Malek Chebel. Chebel est partisan d’un islam des Lumières qui fut et qui doit être, un islam libéral et lumineux présent tout au long de l’histoire de la civilisation arabo-musulmane, mais plus que jamais nécessaire aujourd’hui, époque qui « dit jusqu’où peut aller l’asservissement d’une personne au nom de l’idéologie religieuse, l’islam paraissant, de ce point de vue, encore plus répressif, car il double l’absence de liberté individuelle dans les régimes autocratiques où il est en vigueur. »  

C’est avec passion que j’ai lu ce Dictionnaire. J’y ai retrouvé les apports de l’islam à la civilisation, par exemple « de nombreuses découvertes (...) spectaculaires et décisives dans des domaines comme l’alchimie, la parfumerie, l’agronomie, la pharmacologie, l’hydraulique, la médecine, l’art de la table, la parfumerie, et même le vin »; dans le domaine des arts appliqués, tels « mosaïque, verrerie, céramique, cuir, métaux, textiles, papier »; sur le plan économique, « les chèques, la douane, le bazar, les tarifs, le magasin, et même la notion de risque »; la contribution de l’islam au domaine abstrait est tout aussi considérable : « Que ce soit la logique, la grammaire, les mathématiques ou encore la philosophie et la fiction littéraire, on ne compte plus les travaux inspirés des innovations arabes y compris jusque dans le domaine culinaire. » Chebel précise même que « la calligraphie, la mosaïque et l’architecture sont élevées au rang d’art sacré en islam » : ce sont là des expressions artistiques essentiellement religieuses, servant à la « vénération de l’Unique ». J’y ai retrouvé, enfin, le rappel d’œuvres littéraires qui ont marqué toute l’histoire socioculturelle du monde, telles Les mille et une nuits, qui donnent « une représentation assez précise de l’état du monde d’alors, même si elle reste littéraire et allusive » : ainsi les Nuits parlent, parmi mille sujets et contes fantastiques, de médecine, d’herboristerie, d’hippiatrie, de toxicologie, de biologie, de géométrie, d’astronomie, de navigation maritime, d’hydraulique, de génie civil, d’architecture, de linguistique et d’ethnographie...

Le Coran est, bien sûr, au cœur du Dictionnaire de l’islam. Chebel écrit que depuis le Prophète, et jusqu’à nos jours, « on peut dire que le Coran gouverne la vie du musulman de bout en bout », d’autant plus que cette vie est rythmée par son calendrier propre, lunaire. Le Coran « est la norme juridique, un codex moral, une constitution sociale et politique, une encyclopédie, une grammaire ». C’est dire qu’il y a peu de tolérance possible pour l’hérésie, qui « commence avec la libre pensée » parce qu’elle remet en question « la divinité du Coran. » En conséquence, « rien n’est plus difficile que de parler laïcité avec les musulmans. Celle-ci est perçue comme un agnosticisme, un athéisme et parfois même comme une nouvelle hérésie », perfidement produite, dans l’ombre, « par l’Église d’une part et la Synagogue d’autre part. » Il faut là-dessus préciser « que l’islam n’a aucune tradition de sécularisation ». D’où cette question fondamentale, et éminemment contemporaine : « L’islam peut-il se réformer ? » Du reste, que faut-il réformer, « l’islam ou les musulmans ? » Face à cette question complexe, existentielle, même, « l’islam, écrit encore Chebel, a mal à sa politique ». 

D’autant que l’islam a ses points noirs, « ses démons intérieurs », souvent associés, par erreur, « à la moralisation de la nouvelle société musulmane ».  Ainsi en est-il de la liberté d’expression, qui reste très limitée. En est-il encore de la condition de vie faite à la femme, qui continue « d’observer une étiquette d’apparat, » sans que « des débats proprement féministes ne suscitent en elle de révolte ». La chose est d’autant plus déroutante que se pratiquent toujours « les mutilations sexuelles que l’islam ne parvient pas à éradiquer. » L’homophobie est un autre de ces points noirs, « une homophobie radicale, difficile à réduire et dont le caractère irraisonné semble assumé, par cette société tout entière, comme une donnée intrinsèque. » Et surtout, bien sûr, cette terrible impasse qu’est la politisation de la religion, « menée à la fois par des potentats laïcs et par des imams peu scrupuleux [qui] a fait de la douce Asie musulmane le lieu de toutes les luttes tribales, la terre du rapt d’étrangers et du troc de marchandises illicites. » La religion est à ce point au cœur de l’acte de terreur que « des jeunes kamikazes (...) se protègent le sexe, au cas où il en resterait quelque chose après l’explosion » et que le paradis, tel qu’il est fantasmé, puisse tenir toutes ses promesses... 

Si on discute tant de l’islam, de nos jours, c’est qu’il advient « hors les murs » traditionnels, en Europe surtout, mais en Amérique aussi, et que cela « suscite des questions nouvelles qui interpellent les musulmans » dont « dépendra une partie de [leur] intégration (...) dans les pays non islamiques ». Or, « on ne comprendra rien, ou peu s’en faut, à la complexité des rapports entre le monde chrétien et le monde de l’islam sans avoir en tête l’histoire des huit croisades qui se déroula sur deux siècles, de 1095 jusqu’à 1291 [et qui] n’en finit pas de se rappeler » au souvenir de l’islam. Il y a là un potentiel de haine considérable, une envie renouvelée de « guerre sainte ». Certains musulmans, et à l’évidence Malek Chebel lui-même, à l’encontre de l’islamisme radical, « encouragent une lecture symbolique de la guerre sainte comme dépassement de soi, convaincus du fait que plusieurs siècles de non-guerre ont permis à l’islam d’atteindre une splendeur qu’aucune guerre ne lui apportera jamais. Ceux-là s’inscrivent dans un mouvement universel de maîtrise de soi, prônant des comportements de sagesse et de paix intérieure. » 

Reste le racisme, violent, haineux, cultivé de longue date, telles ces phrases de Kafka, de 1912, difficiles à expliquer venant d’un tel écrivain : « Il faut que les Arabes nous laissent en paix ; nous voulons un air respirable ; un horizon nettoyé d’eux ; plus de cris de veaux que l’Arabe égorge ; que tous les animaux puissent crever en paix ! » C’est ce racisme hostile aux Arabes, aux Iraniens, aux Turcs, qui entrave le mouvement universel d’ouverture à l’autre et de modernité laïque, et fige de plus en plus de jeunes musulmans dans le radicalisme islamiste, perçu comme le seul moyen efficace de lutte contre l’impérialisme et le mépris.






vendredi 10 mars 2017

GABRIEL NADEAU-DUBOIS POLITICIEN




On ne sait plus pourquoi. 

On ne sait plus pour quelle raison projeter la souveraineté du Québec. Faire l’indépendance est devenue, avec le temps, une proposition thaumaturge, qui garantit que celui (ou celle) qui en fait la promotion peut se dire docteur ès gauche, praticien qui peut tout guérir des maux sociaux avalisés par les autres, celles et ceux qui se partagent, avec une parfaite immoralité (dit-il, depuis 30 ans), l’assiette au beurre du petit pouvoir provincial. C’était manifeste dans la déclaration de candidature de Gabriel Nadeau-Dubois, ce jeudi 9 mars, engagement loin, archi loin de ce qui pouvait, par exemple, motiver MM Lévesque ou Parizeau. 

Être de gauche, nous a déclaré GND, « c’est s’opposer à la stigmatisation de la religion » ; être de gauche, « c’est être du côté des gens ordinaires, des mal pris, des oubliés. » Être indépendantiste, c’est « pour que le Québec puisse devenir un lieu où tout le monde vit bien »; c’est pour « revoir nos accords commerciaux et sortir du pétrole ». 

Je veux bien de tout ça — encore que je reste attaché à la laïcité de l’État, qui ne devrait stigmatiser rien ni personne, sauf l’obscurantisme et les idéaux déshumanisants, véritable opium du peuple.

Je veux bien de tout ça, mais pourquoi ce programme ambitieux, emballant, devrait-il nécessiter l’indépendance du Québec ? En quoi le RestOfCanada est-il à ce point borné qu’il lui soit impossible de partager les idéaux économiques et sociaux des progressistes québécois ? En quoi le système fédéral, dans sa structure même, et tout en considérant qu’il est l’État fort, empêche-t-il qu’on puisse s’assurer de la paix religieuse, se préoccuper des gens ordinaires et des mal pris, revoir nos (mauvais) accords commerciaux et désavouer notre économie trop polluante ?

On sent bien, à simplement poser ces questions, que le projet indépendantiste se situe ailleurs que dans ces objectifs que s’est fixés GND, aussi nobles soient-ils.

Pourquoi, alors, faire la souveraineté ? Là-dessus, sur cette problématique essentielle, cruciale, qui transcende la gauche contemporaine, je suis de ceux qui, comme Pierre Vadeboncoeur, parlent certes pour l’instant de « résistance », mais qui parlent aussi, avec l’indépendance, de pouvoirs à venir, « et c’est ici que l’histoire du Québec s’inverse complètement. » (1) C’est ce formidable retournement historique, c’est ce renversement, cette révolution, qui sont impensables sans l’indépendance. Et c’est précisément cette inversion de l’histoire du Québec qui, personnellement, me fonde à rester indépendantiste.

(1) Pierre Vadeboncoeur, La dernière heure et la première, 1970, p. 74.







mardi 7 février 2017

LECTURE: LA RÉVOLUTION, PAR FRANÇOIS FURET




Quand j’étais étudiant, François Furet (1927-1997) était un des historiens français les plus brillants, les plus innovateurs de sa génération. Il bousculait tant et si bien les idées reçues, en particulier sur la Révolution française dont il critiquait l’interprétation marxiste classique, qu’il s’était fait d’irréductibles ennemis, surtout dans l’entourage d’Albert Soboul, qu’on tenait jusqu’alors pour l’Autorité suprême, quelque chose comme le pontife de la théologie révolutionnaire. J’étais passionné par Furet, par la richesse de ses problématiques, par la liberté avec laquelle il remettait en question les dogmes intangibles de ce qu’on était tenu de comprendre, à tout jamais, de la Révolution et de sa portée universelle. 

J’étais, et je suis resté un grand fervent de Furet. Et pourtant, je n’avais jamais lu la synthèse essentielle de tous ses travaux, sa vaste histoire de la Révolution française, intitulée La Révolution, publiée en deux tomes, couvrant une large période allant de 1770 à 1880, et parue en 1988. C’est maintenant fait.

Quel livre ! Dire d’abord que l’immense savoir de Furet se rend dans une langue magnifique. Ce livre est en soi un beau livre, qui donne du plaisir à lire, un livre d’écrivain. 

C’est par ailleurs un ouvrage de science : pas de récits anecdotiques ni de détails piquants, que de l’analyse, mais jamais, jamais rebutante, bien au contraire. Furet, en particulier dans le tome premier, ressuscite la Révolution, sa complexité, son essence — l’égalité, comme rejet violent de l’aristocratie, et puis, peu à peu, l’égalité comme critique de l’accaparement bourgeois, — et la multiplicité des questions fondamentales qu’elle soulève : « les jeunes contre les vieux, les ouvriers contre les bourgeois, les hommes de la lutte des classes contre ceux de la démocratie, les républicains d’insurrection et les républicains du suffrage universel »… Contradictions déchirantes du processus révolutionnaire, qui ont conduit à la Grande Terreur, aux règlements de compte violents, à Napoléon, et aux récidives, incessantes durant le 19e siècle français, de la mécanique révolutionnaire, jusqu’à sa stabilisation en république bourgeoise, vers 1880… Nous sommes bel et bien, du moins dans la zone atlantique de l’histoire contemporaine, les héritiers de la Révolution française et de son questionnement, bien qu’en ce moment, malgré le printemps étudiant 2012, une certaine forme de démocratie consensuelle, très antirévolutionnaire, obsédée par le problème religieux, semble l’emporter, du moins au Québec.

S’il arrivait que je donne l’envie de lire Furet, délectez-vous du premier tome, le plus instructif quant à la première Révolution française, la grande, celle qui inspirera toutes les autres qui suivront : les portraits que dresse Furet de Sieyès, de Mirabeau, de Robespierre et de Bonaparte (le futur Napoléon) valent à eux seuls la lecture de l’ouvrage. Une immense culture, une méthode rigoureuse, un esprit libre refusant les carcans idéologiques ou téléologiques : surprenante démarche pour cet ancien communiste qui a rédigé son ouvrage décisif au moment où l’URSS s’effondrait, et il n’y a peut-être là pas de hasard.





vendredi 11 novembre 2016

COHEN: À PROPOS DE L'ÉLOGE AUX MORTS




(Statut publié sur Facebook, et qui a entrainé un grand nombre de réactions — j’imagine que ce n’est pas fini. Je publie ici, avec son accord, la réplique de Sonia Di Capo, commentaire qui a été très applaudi.)

Je suis toujours mal à l’aise relativement au déferlement d’éloges qu’on adresse à une célébrité qui meurt.

Je sais bien que ce sont les survivants qui se consolent, et qui font l’éloge, en fait, de ce qu’ils ont aimé.

Mais le fait est que Cohen est mort. Qu’il n’existe plus. Et que c’est désormais tout comme s’il n’avait jamais existé. Je parle de sa conscience d’être, bien sûr, bizarre émergence de la matière qui s’observe, un temps… Quand on n’est plus, qu’on est néant, on est néant de toute éternité. C’est la vie qui est un mystère, pas la mort. Bref, les éloges ne lui servent à rien. Cohen ne les entend évidemment pas. On ne les adresse qu’à un souvenir, une trace, un météore aussi brillant fût-il, mais qui s’est pulvérisé. Cohen est devenu un concept. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours eu beaucoup de difficulté à faire l’éloge de qui que ce soit qui a disparu. Parce que la mort n’est pas que présente, elle est aussi passée. La disparition, c’est, au sens exact, le rien, dont le sens de ce mot n’est toujours qu’imparfait quant à ce qu’il peut signifier…

Triste mort, triste décès.

Sonia Di Capo — On fait les éloges souvent pour nous-mêmes, pour nous consoler de ceux qui partent. Pour s’approprier en nous d’une partie de ce qui se volatilise, pour la laisser vivre en nous. Et en la communiquant, on se sent moins seul dans ce désir que quelque chose reste vivant, qu’il demeure l’héritage d’un souvenir partagé.

Nous aimerions que les morts nous entendent. Et nous ne savons pas vraiment ce qu’il advient. On peut avoir cette impression qu’il y a le rien après la vie, mais la réalité est que la mort est irreprésentable. Nous ne savons pas. Il n’y a aucune certitude de rien. Vivre en équilibre avec l’incertitude demande beaucoup de force. C’est pour ça qu’on décide de croire, soit qu’il n’y a rien, soit qu’il y a quelque chose. D’un côté comme de l’autre, on cherche à se rassurer. Mais nous ne savons pas. On a cette impression que la conscience ne peut vivre sans cerveau. Ça semble logique. Mais nous ne pouvons affirmer hors de tout doute qu’il ne reste rien d’une vie après le dernier souffle.






mercredi 9 novembre 2016

RÉINVENTER LA DÉMOCRATIE





Il y a, au Vermont, un mouvement séparatiste qui ne souhaite réussir (en fantasme) que pour faire imploser les États-Unis. On souhaiterait, aujourd’hui, que la Virginie, le New York, la Californie et l’Oregon se joignent au mouvement. Une bonne partie de la planète espère, du reste, cette implosion. Elle en a assez bavé de la superpuissance en déclin, et de ses nabots, ravageurs, assassins, distribués ici et là à la grandeur du monde. 

Coup de chance, voilà que les États-Unis se donnent un président qui a réussi à faire croire à ses compatriotes que c’étaient eux, les victimes essentielles de la voracité mondiale et de l’immigration affamée, avec la complicité des establishments nationaux. Oubliée, la politique militariste et agressive destinée à sauver l’empire ! Les États-Unis veulent se replier sur eux-mêmes ? — ce qui n’est pas totalement nouveau… Profitons-en ! Je me prends à souhaiter, ardemment, que cette élection de Donald Trump amène la communauté internationale à tourner le dos à ce pays-sangsue; qu’on ignore, désormais, puisque c’est là le désir du président désigné, tout ce qui vient de Washington en forme de diktat. Profitons-en pour que l’humanité puisse se réinventer librement, avec l’appui enthousiaste des progressistes américains, puisqu’il y en a certes encore éparpillés, sans doute un peu sonnés, mais toujours bien vivants. Profitons-en pour réinventer la démocratie, trop souvent conservatrice depuis un siècle et demi, et pour lui redonner la fonction sociale qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’avoir, celle d’être au service de la multitude, sans dieux, ni quelque autre opium du peuple qui terrifie et aliène l’homme pourtant né bon. C’est bien le sens de ce que veut dire la res publica, la chose du plus grand nombre, la chose publique. Il faut réapprendre à lier étroitement les luttes nationales et la « lutte des classes » au processus électoral, à rendre indissociables les idéaux d’égalité et de liberté. 

En attendant qu’on révolutionne, chez nous et ailleurs, partout, le sens même de ce que devrait être la démocratie, j’espère qu’un bon nombre d’Américains feront de cette présidence un véritable cauchemar qui accélèrera ce qui est déjà commencé, l’irréversible déclin de cette bulle d’agioteurs que sont devenus les États-Unis d’Amérique, réalité que leur nouveau président incarne parfaitement.  





samedi 10 septembre 2016

DE L'ÉGALITÉ HÉTÉROCLITE DES SEXES


Photo: Ariel Schalit Associated Press



Au premier coup d’œil, jeté, pourtant avec attention, sur l’article de Mme Zazaa: décourageant. Une invite à un effroyable retour en arrière, maquillée en « libre disposition de son corps », et donc en un féminisme de cape et d’épée... Mais comme je suis un homme, j’imagine que je ne comprends rien à rien, et que même gay, je participe au désir des hommes d’imposer un comportement aux femmes, alors qu’elles veulent tellement pouvoir choisir librement ce qu’elles sont et ce qu’elles portent, tout comme elles veulent tant et tant réclamer haut et fort cette liberté fondamentale à l’encontre de ce féminisme rétrograde des années 1970 — qui parlait d’égalité plutôt que de complémentarité…

Parce que, bien sûr, elles sont libres, ces femmes qui réclament, dans le cas présent, un vêtement de plage particulièrement couvrant. Ce sont les Louise Mailloux, les Djemila Benhabib, les Waleed Al -husseini de ce monde (et les hommes bornés dans mon genre, qui les admirent), qui se trompent et qui sont aliénés.

Moi, j’ai toujours cru que, la religion, c’était l’opium du peuple, et que les Églises stratifiaient les rapports de pouvoir. J’ai toujours cru que la laïcité d’État était une désintoxication essentielle, et donc un progrès considérable, parce qu’elle assurait très réellement l’intégration, l’égalité, la paix, la protection des acquis — j’entends par exemple les mariages mixtes ou neutres, le divorce, la liberté sexuelle, l’acceptation des diversités de genre, l’égalité dans l’emploi et les salaires, la liberté des consciences et de la vie privée…

Il faut « croire » que je me trompais… La laïcité publique constitue bel et bien une sécularisation forcée qui viole l’égalité en droit et de choix. Je n’ai donc pas à être découragé. « La différence de l’autre est une richesse », nous rappelle, à moi et aux autres incorrigibles laïcs, Mme Zaazaa: les jeunes femmes, maintenant, « dépoussièrent les visions archaïques » et « décolonisent le féminisme ».

Décolonisation ! Le grand mot est lâché ! Je veux bien, moi, que le féminisme soit décolonisé. Mais comment je fais pour décoloniser mes convictions les plus profondes quand je pense, par contre, et sans vouloir dépoussiérer cette conviction, que c’est précisément le colonialisme qui a provoqué, et qui provoque encore l’exploitation, la pauvreté, la guerre, le raidissement des cultures et la sauvegarde illusoire des hommes et des femmes dans les valeurs passéistes ? 

Je suppose que je dois me taire, et voter, désormais, aveuglément, pour Québec Solidaire.


Références (et pour se faire une meilleure idée du débat):


L’article d’Amel Zaazaa, qui s’en prend vigoureusement à celui de Mme Louise Mailloux: http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/479451/la-replique-burkini-une-lecture-feministe-arrogante-et-cavaliere

… Mais, prenez le temps de lire aussi celui de Mme Louise Mailloux: http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/479194/le-burkini-version-aquatique-du-hidjab