Cent
intellectuels, journalistes, écrivains, économistes, professeurs, (même de
cégep !), ont publié une lettre ouverte annonçant et dénonçant, tout en
même temps, la perfidie du projet gouvernemental de charte dite des «valeurs» —
en fait, pour ce qu’on en sait, un projet de loi garantissant la neutralité
religieuse de l’État, de ses lois et de ses services, espaçant une administration
publique sans religion d’un citoyen, qui lui, peut bien croire à ce qu’il veut,
dans les lieux qu’il choisit, librement.
Cent intellectuels qui dénoncent, ça
impressionne, et c’est le but recherché, bien sûr, une « impression ». En fait,
le texte des Cent, c’est l’expression même d’une neutralité planifiée.
Je ne suis pas un intellectuel. Je ne suis
qu’un simple (et ancien) professeur d’histoire – de cégep, c’est dire à quel
point je suis anémique, côté doctrine ! Je ne suis pas connu, je n’ai pas
de plan de carrière, je n’appartiens à aucun réseau ; je n’ai pas
d’intention politique partisane en écrivant ce texte. Je ne suis qu’un citoyen,
unique et solitaire, que le système supplie pourtant de voter, ce qui implique que
j’aie une pensée qui se tienne, et que j’aie en horreur qu’on tente de me
manipuler la cervelle. (C’est paradoxalement une des raisons pour lesquelles je
ne vote plus, mais c’est là une autre histoire.)
Disons l’évidence tout de suite : cette
« charte », étant donné l’Assemblée nationale du Québec telle qu’elle est
composée en ce moment, n’a aucune espèce de possibilité d’être adoptée. Et je
doute fort que le gouvernement engage sa responsabilité ministérielle sur ce
projet de loi, et qu’il risque des élections là-dessus. C’est donc de principes
et de convictions dont on discute. Et il y a, dans la lettre ouverte des Cent,
des éléments de croyance avec lesquels je suis d’accord, sans «croire». Commençons donc par
les compliments.
Bien évidemment que je les rejoins quand les
Cent reprochent l’obstination que le gouvernement du Québec met à figer, pour
l’éternité, le crucifix, le plus important des objets du culte chrétien, au-dessus
du «trône» du Président de l’Assemblée nationale, en considération du patrimoine
national à préserver. Cet entêtement est d’autant plus ridicule que c’est
Duplessis qui l’y a placé là, et que plus personne n’y croit, tel quel, à ce
sacrifice divin, pas plus qu’il nous viendrait à l’idée de croire aux
charmantes procédures de meurtres sacrificiels qu’on a pratiqués, de-ci de-là,
ailleurs sur cette planète. Comment penser que la première ministre Marois, la
même qui veut l’indépendance, qui sait la forte turbulence que cette révolution
provoquera si elle advient, mais qui la veut quand même et qui en assume le
risque calculé, comment penser que la même Mme Marois puisse redouter les
sursauts de l’opinion, et reculer devant la turbulence passagère (appréhendée)
que provoquerait le décrochage d'un crucifix dans l’espace politique ? Qui donc s’est soucié, sérieusement, il y a 50 ans, du leader
créditiste Camil Samson qui déplorait qu’on sorte le crucifix des écoles ?
Si, avec raison, on ne s’illusionne jamais du silence apparent d’un signe, on ferait
erreur de considérer le crucifix que pour un simple objet, sans autre signification
qu’une nostalgie culturelle. Il faudrait que cette charte, qu’écrit le
gouvernement, soit l’Édit de Nantes, et non sa révocation.
Ailleurs dans leur lettre, les Cent disent
croire au « principe de neutralité religieuse [qui vient] protéger la liberté
de conscience et de pensée ». On salue, ici, une sélection de mots prudemment
choisis, et d’ailleurs parfaitement justes. Mais la modernité fait depuis au
moins trois siècles la différence essentielle et radicale entre la liberté de
pensée et de conscience, et la complaisance pour les « superstitions ». C’est
ce qui a permis à la pensée scientifique de prendre son envol. C’est ce qui a
permis aux institutions politiques d’évoluer, jusqu’à renverser la monarchie de
droit divin, et à inventer une loi qui soit autre chose qu’une révélation.
C’est ce qui a donné une crédibilité au « droit naturel », à ces « vérités qui
sont [si] évidentes par elles-mêmes » qu’on ne s’éternise pas à les expliquer.
Ce n’est pas rien, comme acquis. Et ce n’est surtout pas, surtout pas
religieux.
Moi, l’humble citoyen que je suis, avant que
d’expliquer en quoi je me sépare de la lettre ouverte des Cent, j’affirme
croire à l’audace des petits espaces de liberté dans le monde, comme la France
l’a été, un temps, au temps de la Révolution. Et je crois que les petites
nations peuvent être le cadre d’expériences de neutralité étatique, légale et
juridique bien réelles, qui marquent profondément de leur empreinte le « concert
des nations », nations qui n’ont de cesse de s’écouter les unes les autres,
quoi qu’il en semble, parfois.
Mais, venons-en au fond des choses, et à ce
qui fait que si j’étais quelqu’un qui compte, je n’aurais pas signé cette
lettre ouverte à tous.
À les lire attentivement, et à les en croire,
les Cent se seraient opposés, autrefois, aux principes mêmes de la Révolution
française, parce qu’ils y auraient vu de l’occidentalocentrisme, et qu’ils
auraient regardé la déchristianisation comme une menace aux droits universels
de l’homme quant à l'exercice des religions. En fait, tout leur raisonnement part de
cette apriorité, s’appuie sur cette conviction de base, qu’il y a la
possibilité de Dieu. Or s’il y a Dieu, il y a une vérité révélée, et
fatalement, une Loi au-dessus de toutes les lois humaines. Ça ne peut pas être
autrement. Accepter Dieu, c’est reconnaître sa « suprématie », comme le dit
expressément la Constitution canadienne, en parfaite logique, d’ailleurs. Les Cent célèbrent donc le fait même d’une
société «pluri-religieuse», enrichies de « traditions » religieuses « venues
d’ailleurs », qui cohabitent « dans le respect de la spiritualité et de la
liberté de conscience de chacun » : tout est là, en effet, dans cette alliance
surprenante (quand même), mais nouvelle et éternelle entre la faucille et le
goupillon. Déjà, bon dieu, qu’on n’est même pas débarrassés, complètement, des
trônes et des évêques, et de cette illusion criminelle qu’il y a une vie après
la mort, avec une morale conditionnelle et effroyablement répressive pour y accéder,
voilà que se profile l’alliance entre la prière et l’action
révolutionnaire !
Et l’ennemi, quel est-il ? C’est cette «
communion nationale défensive et hargneuse », ce « fantasme [laïc, neutre,]
d’une définition non conflictuelle de la collectivité québécoise » qui se
trouve pourtant « des proies faciles » avec ce « projet répressif et diviseur ».
Diviseur ! On croirait lire Trudeau, le Trudeau du début des années 60,
lorsqu’il était encore du NPD (et que le NPD était encore le NPD.) Et on note, bien sûr, la contradiction, immatérielle,
entre la négation consternante des conflits, mais l’avivement tout aussi pénible
de conflits, tout cela du fait d’un seul et même gouvernement, dissimulateur, qui
se lève tôt le matin pour y arriver. Au demeurant, de quels « conflits »
parle-t-on au juste ? Et de quelle « négation » ? De la lutte des classes ?
Elle a toujours été, elle sera toujours, elle est depuis longtemps noble et
souvent admirable, et ce n’est pas une loi sur la laïcité qui va la nier. Mais
en quoi, je me le demande, en quoi la promotion insidieuse de la croyance en
Dieu, en quoi ce fantasme spirituel auquel souscrivent les Cent, est-il
préférable pour assurer à la fois la paix sociale et la juste révolution des
opprimés ? Quelle religion, au Québec, fait-elle sienne, en ce moment même, des
principes de la théologie de la libération ?
Quand les Cent écrivent, sans sourciller, que
« le PQ [pour le gouvernement] se donne des airs de souveraineté en se trouvant
des proies faciles », il profère une accusation grave, démagogique, et
dangereuse, parce que les signataires savent parfaitement bien que c’est faux,
et qu’aux extrêmes, il peut s’en trouver pour conférer une valeur mystique à
l’argument. La lettre ouverte des Cent nourrit un incroyable (incroyable, c’est
le mot!) fantasme inspiré, qui promeut la justice révolutionnaire par le biais
d’un dieu et de ses disciples. Jamais je n’ai eu sous les yeux un texte qui
prend aussi rigoureusement au pied de la lettre le remplacement purement
cosmétique du marxisme par la religion, quelle qu’elle soit. C’est du délire. C’est
de l’intimidation. C’est du mensonge éhonté.
Quelles preuves les Cent détiennent-ils quand
ils écrivent, indifférents à l’énormité de l’imputation, que « l’exclusion des
signes évocateurs des croyances est la porte ouverte à l’exclusion des êtres
eux-mêmes » ? Et si, tout au contraire, et parce que dieu n’existe pas, c’était
l’exclusion de signes et de symboles qui ne signifient rien, qui ne représentent
rien, qui facilitait l’inclusion, l’égalité, la justice, le juste partage et
l’affection ? Et si c’était l’exclusion de signes et de symboles dangereux
parce que porteurs de morales d’autant plus répressives qu’on les croit dictées
par dieu, qui pouvait, enfin, apaiser la haine contre les femmes, les gays, les
incroyants, les anarchistes, les libertaires, les scientifiques ? Elle tourne,
la terre, vous savez, et pourtant elle tourne ! De sorte que c’est d’un
charlatanisme incroyable, quand la lettre ouverte des Cent s’achève sur ces
mots, à faire pleurer de bêtise: « Les femmes, qui sont déjà plus souvent
qu’autrement [sic] défavorisées par les rapports de pouvoir et de production
dans lesquelles elles s’insèrent, seront d’ailleurs les principales victimes de
ces mesures législatives. » Ça n’existe plus, « les femmes », pas plus que dieu
n’existe ; il y a maintenant des femmes de pouvoir ; elles n’ont rien
révolutionné du tout ; elles participent à la reproduction des classes
sociales, comme les hommes, elles s’enrichissent, elles bouffent de ce qu’elles
prennent aux autres, et elles savent utiliser une matraque. Il y a des femmes, c’est
vrai, peu scolarisées, et refoulées, toujours et encore, vers des emplois
traditionnellement réservés aux femmes. Qu’est-ce qui prouve, mais qu’est-ce
donc qui prouve, hors de tout doute, que la disparition de signes religieux des
lieux de l’administration publique va chasser certaines femmes de minorités
religieuses d’emplois traditionnellement réservées aux femmes ? Croire cela,
c’est croire en un argument démagogique, particulièrement fallacieux.
Les Cent redoutent que «cette laïcité
[d’État] consiste (…) à forcer un processus de sécularisation», que « cette
réactivation programmée des passions tristes et mesquines [ne soit] pas à la
hauteur des valeurs largement partagées ici comme ailleurs » : un
programme, bien sûr, un programme forcé, un complot, tiens, déjà qu’il a fallu
du temps pour se défaire de l’autre complot, avec lequel certains leaders de
notre gauche bien d’ici ont longtemps flirté ! Décidément, Malraux avait
raison : le XXIe siècle allait être religieux, et croire aux forces
occultes !
Cette lettre des Cent attise, excuse, et
pardonne à priori, par ses préjugés, ses lieux communs, ses raccourcis
idéologiques commodes, la haine des uns contre les autres, pour mieux lutter
contre un nationalisme québécois depuis belle lurette associé au mal en soi, au
repli sur soi, au racisme et à l’exclusion. En fait, cette lettre attise la
haine des autres pour les «Québécois», ramenés qu’aux seuls francophones de
souche, elle divise parce qu’elle isole des autres la population d’accueil, elle
libère contre cette population une parole violente et méprisante, et se propose comme
moderne, alors qu’elle refuse la modernité culturelle qui n’a plus de religion.
Cette lettre refuse la modernité de ce que sont les Québécois, et leur
ouverture aux autres, pour les maintenir dans le mépris qui, depuis 1760, n’a jamais
manqué de relais.
En 1977, au moment où l’Assemblée nationale
adoptait la Charte de la langue française, un député libéral s’exclamait,
scandalisé, éperdu: « c’est la Conquête que vous niez avec cette loi ! » À
lire la lettre des Cent, on croirait les entendre crier: « mais c’est la
grandeur de dieu et de ses commandements que vous niez avec cette loi ! »
PS (en guise de conclusion)
Ça n’existe pas, dieu, ça n’existe pas les
commandements de dieu, ça n’existe pas les interdits de dieu, ça n’existe pas
les froncements de regard de dieu, ça n’existe pas les exigences de dieu, ça
n’existe pas les punitions de dieu, ça n’existe pas les prescriptions de dieu,
ça n’existe pas, rien de ça, pour une raison bien simple, ça n’existe pas,
dieu. Peut-être qu’on pourrait se rappeler cette vérité de base, de temps à
autre, et contempler les photos fabuleuses, mais parfaitement athées, de
Hubble, et s’étonner de cette photo extraordinaire de l’univers, 300,000 ans
après le Big Bang... Non ? Peut-être qu’on pourrait lutter contre l’exclusion
et le racisme par l’incroyance et l’athéisme, non ? Peut-être que l’humanisme
athée a encore un sens, non ?
Quand on connaîtra la charte, il se peut que
je m’y oppose (sans que ça n’aille aucune importance, d’ailleurs) si la neutralité
est trop timide, trop hésitante, trop peureuse devant dieu. J’espère que le
gouvernement ira jusqu’au bout, sans entendre les Tartuffes de gauche, qui, l’œil
au ciel, en extase humanitaire, prônent le maintien de toutes les
superstitions.
PS2
Je refuse, et je refuserai toujours d’être
récupéré par la droite haineuse et sectaire. Mais j’admire, et j’admirerai
toujours, les personnes qui, par foi, font le bon, le juste et le bien.
PS3 (en date du 10 septembre 2013)
Je ne vais pas reprendre tout ce que j’ai développé comme argumentaire dans ce long article de blogue.
Mais ce soir, alors que le projet de Charte des «valeurs» a été présenté aujourd’hui, le 10 septembre, par le gouvernement du Québec à l’ensemble de la population, j’ai envie d’écrire, pour m’en attrister, que, nous, les athées, n’avons guère de place dans ce projet de Charte, que j’aurais espéré très progressiste dans son refus, radical et essentiel, toutes religions confondues, du fait religieux lui-même et de son «ostentation».
La Charte, pour le simple citoyen que je suis, est trop modérée. Quand le ministre Drainville dit que l’héritage patrimonial ne se réduit quand même pas à une page blanche, et qu’il y a des éléments de catholicisme ultramontain (par exemple, le crucifix à l’Assemblée nationale), qui doivent être préservés, je me sépare de cette politique frileuse. Ce que j’aurais espéré, personnellement, c’est précisément une page blanche, c’est précisément une «tabula rasa», quelque chose comme une petite révolution de la modernité. C’en est presque une... mais c’est raté. Quand le philosophe Charles Taylor dit que, puisque les croyances religieuses, pour certains, sont redevenues bien réelles, on ne peut comparer le fait présent des signes religieux, porteurs de messages, au fait passé des religieuses catholiques qui se sont précisément débarrassées, en masse, de cesdits signes religieux, je me sépare radicalement de ce genre de propos déistes, qui me font redouter le pire.
Et voilà qu’on tombe dans un débat délirant et sans fin, avec des contresens essentiels, du genre « Moi je suis croyant, mais c’est sans importance », alors que ça ne peut être que fondamental, ou du genre « L’État doit être laïque, mais il faut que ça s’en tienne qu’à une déclaration de principes », alors que ce qui fait l’État, ce ne sont que les personnes qui l’incarnent.
L’hésitation, la confusion (les clauses dérogatoires pour cinq ans, par exemple, qui sont prévues dans la loi, pour un très grand nombre d’institutions publiques) ne font que laisser la porte ouverte à tous ceux qui voudront envahir l’espace public, et agiter parmi les pires des pires épouvantails. Ce soir, le Dr Laurin me manque.
Et pendant tout le temps que durera le débat, on va devoir digérer, à nouveau, comme en 1976, en 1977, en 1980, en 1995, un déluge torrentiel d’injures extrémistes, associées à l’âme, presque à la «race» canadienne-française elle-même. C’est déjà commencé: «PQ taps into dark part of Quebec psyche ». (Montreal Gazette.)
Y’a pas à dire, la Charte constitutionnelle de 1982, cadeau post-référendaire de M. Pierre-Eliott Trudeau, aura marqué au fer rouge, et bloqué pour longtemps cette société.
PS4 (En date du 14 septembre 2013)
Des intellectuels, et autres penseurs ont enfin rédigé et signé un texte commun qui prend fait et cause pour la laïcité d’État. Je donne avec plaisir le lien ici, tout en signalant que je me sépare de ce texte qui considère l’athéisme comme un phénomène d’essence religieuse, alors que, pour moi, l’athéisme n’est que l’évidence (et le progrès) à l’ère moderne. Je me suis assez expliqué pour ne pas reprendre toute mon argumentation, encore une fois ! Voici le lien vers ce texte important: