vendredi 20 mars 2015

Retour à Reims: quand la lecture d'un livre bouleverse ses repères


Didier Eribon, septembre 1989: expliquant sa biographie de Michel Foucault dans un épisode d'Apostrophe.





Clarification préalable:

J’ai écrit ce texte en statut Facebook, il y a quelques jours. Mais comme je reste tout aussi épaté par la lecture d’Eribon, et parce que son livre est étroitement lié à celui d’Édouard Louis dont j’ai trop brièvement parlé le 1er juin 2014, je me permets (même si j’avais décidé de mettre fin à ce blogue !) de le reproduire ici. J’en profiterai peut-être pour réanimer Choses vues, lui donner un second souffle. On verra.

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J’ai terminé la lecture, la nuit dernière, de Retour à Reims, de Didier Eribon.

Je ne suis pas quelqu’un de très cultivé; je suis, plus modestement, quelqu’un qui lit, depuis toujours, effectuant du reste des choix de lecture très éclectiques (souvent des livres d’Histoire, quand même, c’est mon métier !) C’est ce qui explique, probablement, — mais ça reste incroyable, gênant à avouer, — que je ne connaissais pas du tout Didier Eribon, jusqu’à ce qu’Édouard Louis lui dédie En finir avec Eddy Bellegueuele, et qu’une amie attire mon attention sur l’importance de Retour à Reims, autobiographie critique, pratiquement un essai, en fait, publié en 2009.

Eribon est sociologue, gay, de gauche, de mon âge, et je ne le connaissais pas du tout — je me répète là-dessus, parce que j’ai honte d’avoir été, dans ma vie, un intellectuel si paresseux, tout le contraire d’Eribon, d’origine ouvrière tout comme lui; mais lui a «rompu» avec la culture de ses origines, s’est exigé d’apprendre à lire comme on apprend le «beau», en se disciplinant, en s’y obligeant. Il a assimilé la langue de la bourgeoisie qui, trop souvent, n’est que le seul instrument de la connaissance acquise et transmise: Eribon, aussi tôt qu’à ses 16 ans, s’est mis à lire beaucoup, longtemps, avec passion, les meilleurs auteurs qui soient — Sartre, Bourdieu, Marx, Dumézil, Lévi-Strauss, Foucault, Foucault surtout, à ce qu’il m’a souvent semblé…

Eribon est par ailleurs gay, théoricien de la culture gay, «queer», entre autres; il est aussi homme d’une gauche radicale, authentiquement marxiste (avec un court passé trotskyste), très hostile au Parti socialiste français et à la dérive néoconservatrice qui a — écrit-il — contaminé ce parti (tout comme les journaux Libération, et le Nouvel Obs) jusqu’à le rendre dégoûtant. Il y a là, dans son livre, la base théorique même sur laquelle une certaine gauche québécoise s’est fondée pour discréditer le Parti québécois, et en faire un parti de droite merdique, infect, objet de toutes les haines générées par l’injustice fondamentale du système … Et je ne connaissais pas Eribon !

Et pourtant, je retrouve, dans son livre, de grands pans de ma vie, quand il parle de la séparation nécessaire, obligatoire, qu’il faut faire avec son milieu d’origine, pour prendre sur soi, en soi, son orientation sexuelle propre — ce que j’ai fait, ça, oui, du moins j’ai la naïveté de le croire — ou quand il décrit des expériences systémiques de violence faite aux gays et de l’homophobie conséquente que beaucoup de gays développent contre eux-mêmes («je ne veux pas rester dans le ghetto» [à Montréal, dans le «Village»], «je ne veux pas que ça paraisse», «j’aime autant qu’on ne le sache pas», vous voyez le genre, on s’y reconnait, souvent…)

Il y a également, dans ce livre, ce qui prétend renouveler la gauche, le concept même de gauche, telle qu’elle se doit d’être maintenant, et ce qui a certainement nourri Françoise David, Jean-Marie Fecteau ou Gabriel Nadeau-Dubois — parce qu’Eribon, bien sûr, parce que Foucault, tout autant: la réorganisation de la contestation, la réorganisation des alliances populaires, faites d’efforts de mobilisation de masse, suffisamment radicales pour casser les vieilles habitudes: «Mais sans doute un certain nombre d’événements importants — grèves, mobilisations, etc. — devront se produire pour qu’une telle réorganisation advienne: car on ne se dissocie pas aisément d’une appartenance politique dans laquelle on s’est mentalement installé depuis longtemps (…) et l’on ne crée pas du jour au lendemain une autre appartenance, c’est-à-dire un autre rapport à soi et aux autres, un autre regard sur le monde, un autre discours sur les choses de la vie.» (pp. 142-143)

S’il n’y avait que ça ! Je ne m’essaierai pas, ici, à faire de la «littérature» pour parler de littérature. Mais tout de même faut-il dire que l’écriture d’Eribon est (à mon humble avis) d’une extraordinaire beauté: j’ai dit à mon copain, quand, il y a quelques jours, je commençais la lecture de Retour à Reims, que c’était de la poésie, une véritable expérience sensuelle, que c’était, à le lire, comme écouter une sonate de Mozart. L’image n’est pas fameuse: je ne la retire pas pour autant. C’est ce que j’ai ressenti, c’est ce que j’ai pensé, de la première à la dernière page de ce livre magnifique et puissant.

Je ne suis bien évidemment pas d’accord avec tout ce qu’affirme, sans hargne du reste, ce sociologue de renom: je ne partage pas du tout sa haine de la psychanalyse (de Freud, de Lacan), que lui perçoit comme une prison psychique élevée non seulement contre les «malades», mais contre les pauvres eux-mêmes. Lire Freud, lire François Péraldi par exemple, c’est lire la dissidence dans ce qu’elle a de plus extrême. Je ne crois pas, je n’ai jamais cru que l’homme ne soit que «social», même si je suis sûr de l’universalité des processus psychiques — par exemple, de l’universalité de la relation œdipienne. La psychanalyse, en soi, est un acte de courage, de rupture et de libération. Il y a de ces dominations qui sont privées, secrètes, et qui appauvrissent terriblement, j’en sais quelque chose. (Mais bien sûr, il y a des thérapeutes qui sont «moraux», et la gauche soviétique en a testé naguère quelques-uns !)

Eribon, comme de juste, ne parle jamais du Parti québécois, et de la question nationale, au Québec. Même de centre gauche, et très modéré, le Parti québécois propose une rupture essentielle, nécessaire parce que spécifique au peuple québécois, à son histoire de nation-classe et à sa libération — au renversement d’une domination séculaire, même si, depuis les 50 dernières années, la société québécoise a beaucoup changé, sans renverser pour autant l’aliénation profonde qui l’a, de longtemps, imprégnée. C’est là la raison principale pour laquelle je ne pourrais suivre Eribon jusqu’à adhérer à Québec Solidaire (même si je ne suis pas dupe de la stratégie politique du «printemps érable» de 2012, qu’Eribon justifie parfaitement bien sans en être, et même si, de ce fameux printemps, j’ai été totalement solidaire.)

Et pourtant, et pourtant, quand je pense au lieu de travail qui a été le mien, quand je pense aux discours idéologiques de certains de mes collègues, parfois à leur homophobie rampante, parfois à leur mépris de ce qui n’est pas eux et elles dans ce qu’ils ont d’installé, c’est dans ces lignes d’Eribon, magistrales, que je me reconnais le plus:
… «Le dégoût que j’éprouve encore (…) pour ce monde où l’on humilie comme on respire, et la haine que j’ai conservée (…) pour les rapports de pouvoirs et les rapports hiérarchiques. (…) [C’] est le monde bourgeois qui s’y montre dans toute sa satisfaction de soi (une satisfaction consciente, à n’en pas douter).» (p. 102-103) 

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