Extrait du Journal des débats de l'Assemblée nationale du Québec, le 10 mai 2007
Je vais commencer mon billet par un aveu, désolant de médiocrité, et presque lâche : je suis fatigué, écoeuré, parfois même dégoûté de plaider pour la survie de la langue, au Québec, de me battre pour un français normalement langue commune, de discuter langue nationale, officielle, régionale, minoritaire, de soutenir une langue menacée, qu’on croit médiocre, populaire, aliénée, de me défendre d’intolérance linguistique, de racisme culturel, de grand renfermement ethnocentrique, de débattre de fédéralisme polyglotte, de provincialisme borné, de honte langagière, de servilité linguistique. J’en ai assez de participer à cette guerre qui n’en finit jamais, parce que les buts de la guerre sont toujours travestis, parce que les armes mêmes des combattants — des mots qui font mal, des intentions verbalisées, affichées avec une moustache hitlérienne, qui blessent et discréditent — sont des armes normalement interdites d’usage tant elles peuvent susciter la haine, et les crimes verbeux contre l’humanité. J’en ai assez de cette guerre québécoise des langues, et de l’art que nous y mettons à la pratiquer sans danger de vaincre, jamais, mais perdants d’avance, chroniquement coupables, toujours, de reprendre le combat, de penser qu’il en vaut la peine, de penser que la langue a le droit, et qu’elle vaut une, deux ou trois lois de suite. J’en ai assez. Je capitule. J’ai honte d’avoir été si arriéré, si étroit d’esprit, quand les autres, pourtant désintéressés, s’ouvrent si largement à ma réalité : c’est Don Macpherson, par exemple, qui m’apprenait récemment, ce que j’ignorais, qu’il « was surprised by the number of signs in English and French [ he ] saw in Toronto. That kind of thing is frowned upon in Montreal. » ( Twitter, 25 mars 2012. )
Je suis de la génération qui a longtemps vibré aux mots de Michèle Lalonde, dans Speak White, et … comment parlez-vous dans vos salons huppés, et… vous souvenez-vous du vacarme des usines and of the voice des contremaîtres, et cette langue, le français, qui est … la langue du silence et de l'impuissance. J’ai pleuré quand Camille Laurin a parlé, au moment de l’adoption finale de la Charte de la langue française, de lendemains qui allaient nécessairement chanter, de catharsis et de libération… C’était en 1968, c’était en 1977.
Mais depuis, tout s’est réinventé, à partir d’arguments aussi vieux que la Conquête elle-même, mais dans des formes très modernes, inspirées d’un humanisme d’une haute moralité, et bien enracinées dans un continentalisme qui n’en a qu’une, de langue. M. Trudeau avait évoqué, dès 1977, le risque, très possible, au Québec, d’un crime contre l’humanité, les mots étaient dits, enfin, à nouveau, une première fois depuis cette horrible Loi 101 qui bafouait honteusement les droits humains les plus fondamentaux. C’était devant le Congrès américain, qui l’a ovationné. Le même M. Trudeau a, en 1982, donné à ce pays les moyens politiques, et juridiques, de contrer le crime appréhendé. On connait la suite : les jugements de la Cour suprême, la résistance tenace de The Gazette, l’aberration du concept même de société distincte, les mots tristement signifiants de M. Parizeau, l’abandon parfaitement indiqué de la clause dérogatoire, Céline à Las Vegas, et cette pauvre Mme Marois dont l’immense compétence supposée s’est fracassée sur quelques mots péniblement bafouillés en langue anglaise… I speak faster than you : ça restera toujours vrai. Dans les salons chics, on parle désormais français – de temps à autre, mais il faut que ça se sache, quand même. Et quand on est branché, ouvert aux autres, et qu’on ne raterait pour rien au monde une soirée des Grammy Awards, on se doit de parler parfaitement la langue de la culture contemporaine. De toute façon, la France elle-même passe à l'anglais, et nous abandonne, encore une fois.
C’est en lisant les articles de presse, portant sur le projet de Loi 101, amendé, et déposé à l’Assemblée nationale par M. Curzi, soutenu par messieurs Aussant et Khadir, que je me suis mis à penser à tout ça, à cette guerre fratricide, aussi québécoise que le gros jambon et le parler gras, et que je me suis dit que j’en avais assez. Quelle pitié ! Prétendre bafouer la liberté de choix, et la « maturité » des étudiants de cégep ! Elle a bien raison, Mme la ministre St-Pierre, elle a mille fois raison de se moquer du député, et de dénoncer sa « fermeture ». J'ai été, j’avoue, terriblement borné moi-même, je m’en excuse, et m’en repens, parce que j’ai causé des torts. Je me remets à l’étude de l’anglais. Je ne veux plus d’accent. Je ne veux plus être gêné dans les magasins du centre-ville de Montréal. Je pourrai, enfin, voyager partout, de par le vaste monde, et m’ouvrir, surtout, m’ouvrir. J’ai compris, allez !
Il y a quelque chose de triste, quand même, à avoir honte de sa langue commune. Elle dit tant d’histoire, tant d’identité, tant de reconnaissance, tant d’inconscient collectif; elle dit tant et si bien du « nous », et du fait qu’il n’y a nulle part au monde, nulle part, où je puisse me sentir aussi bien, aussi chez moi qu’ici, au Québec. Mais j’ai honte, et nous avons honte, de cette langue imparfaite, minoritaire, et pauvre, dans tous les sens qu’on puisse donner à ce mot.
Je lisais, récemment, un excellent roman, L’Art français de la guerre, d’Alexi Jenni, qui m’a ouvert les yeux, et fait comprendre. Des pages fabuleuses sur les trois dernières guerres françaises, et le sang, et la race, et l'histoire, et l'inconscient, et la langue, la langue, surtout, le français de la France contemporaine, souvent des paroles vides de sens, pour fuir, nier, éviter ce qui a blessé, fait mal ou suscité la honte, mais, pourtant, des signes verbaux reconnus de tous, qui font l’identité « nationale », faute d’un mot meilleur, et moins perverti.
« … nous avons bu au même lait de la langue. Nous sommes frères de langue, et ce qui se dit en cette langue nous l’avons entendu ensemble ; ce qui se murmure en cette langue nous l’avons compris, tous, avant même de l’entendre. Même dans l’invective, nous nous comprenons. Elle est merveilleuse cette expression qui dit : nous nous comprenons. Elle décrit un entrelacement intime où chacun est une partie de l’autre, figure impossible à représenter mais qui est évidente du point de vue du langage : nous sommes entrelacés par la compréhension intime de la langue. Même l’affrontement ne détruit pas ce lien. Essayez de vous engueuler avec un étranger : ce n’est jamais plus que de se heurter à une pierre. Ce n’est qu’avec l’un des siens que l’on peut vraiment se battre, et s’entre-tuer ; entre soi. »
Et plus loin : Le malheur, c’est de ne pas maîtriser la « langue en quoi se dit la pensée, le pouvoir et la force. Quand [ par exemple, les Québécois francophones, mais en France, les étrangers, ] la maîtrisent, car ils veulent à toute force partager la langue de la puissance, on les félicite. Et on traque la moindre inflexion, le moindre idiotisme, la moindre impropriété. On trouvera, on trouve la faute quand on la cherche, dût-elle être une légère modulation inhabituelle. On sourit. On les félicite de cette maîtrise, mais ils ne partageront pas. Ils n’en sont pas, c’est bien visible. On multipliera les contrôles ; on trouvera une trace. Sur leur corps, sur leur âme, sur leur visage, dans le grain de leur voix. On les remerciera de cette maîtrise de la langue, mais ils n’auront toujours pas le droit complet à la parole. C’est sans fin. Il nous faudrait quelque chose que l’on soit fiers d’avoir fait ensemble… »
Quelque chose que l’on soit fiers d’avoir fait ensemble…
Qu’avons-vous fait, ici, au Québec, sinon d'avoir mené des combats d’arrière-garde, pour une langue abâtardie, réalité un temps masqué, mais un temps seulement, par le génie de Michel Tremblay ?
Il y a quelque chose de triste, c’est exact, à avoir honte de sa langue commune. Aussi bien l’abandonner à son libre sort, et à l’évolution qui sera la sienne, respectueuse des temps modernes, des droits et libertés de tous, des exigences de l’économie libérale, de l’appartenance continentale, et de tout ce qui sonne liberté. J'en ai assez d'être un étranger en Amérique. Ce sera la fin de la guerre linguistique. Nous maitriserons l’anglais, la pensée, le pouvoir, la force. On nous félicitera. On ne nous reconnaitra plus. Nous serons blancs. Ça sera bien autre chose que notre art, pénible et petit, de la guerre linguistique à la québécoise. Nous serons puissants, et nous n’aurons de cesse de gagner des trophées.
Post-Scriptum:
Post-Scriptum:
La Presse ( Cyberpresse ), premier avril 2012. Et ce n'était pas une blague de mauvais goût. Cet article fait simplement état de la réalité, telle qu'elle est. Quand on est moderne, on ne s'en formalise pas.
Second post-scriptum ( 4 avril 2012 )
Une entrevue dense, percutante, pour la liberté ( et la survie ) de toutes les langues:
Troisième ( et dernier ! ) post-scriptum ( 5 avril 2012)
M. Simon Jodoin, blogueur pour le journal Voir, a publié le 3 avril dernier un article sarcastique, où il affirme se réjouir d'être en nomination pour un prix ( Autruche, la tête ou le cul dans le sable ! ) qui prétendrait récompenser le zèle qu'il met à lutter contre l'exclusion des Anglos de tout ce qui est national québécois, et le même zèle qu'il met à pourfendre les nationalistes bornés, qui ne se font de mal qu'à eux-mêmes et qu'à la cause, petite, qu'ils pensent soutenir. ( Disons que j'y mets un peu de caricature..., mais non sans que la vérité de ses propos en pâtisse. )
À preuve ? Ce commentaire, publié en suite de l'article du blogue, ce 5 avril 2012, hier quoi. On ne peut pas dire mieux que ce monsieur ED. Je reproduis, tel quel, le texte qu'il a — très bien, presque sans faute — écrit. Il a raison. La langue, c'est une affaire horizontale, sans épaisseur; c'est une affaire de droits individuels, c'est une affaire d'ouverture aux autres et de liberté. ( Quel con, quand même, ce monsieur Claude Hagège ! )
( Voir, 5 avril 2012 : http://voir.ca/cyberboom/2012/04/03/je-veux-gagner-le-prix-autruche-du-mouvement-quebec-francais/ )
11 commentaires:
Magnifique texte, Richard. BRAVO! Tu devrais l'envoyer dans les journaux. Ça pourrait réveiller des consciences...
Merci, L. Les journaux? Au moment où elle s'endort, la mienne, de conscience ?... ;-)
Quel texte! Quel verve! Et quelle tristesse...
Toutefois, en te lisant, je ne peux m'empêcher de penser que le trois-quart des jeunes et une bonne moitié de la population québécoise n'y comprendraient rien, peinant à déchiffrer un simple article du Journal de Montréal ou ne sachant écrire que des textos bâtards et minimalistes. Il y a belle lurette que le français bien parlé et écrit est presqu'un anachronisme au Québec. Dans les médias sociaux - Twitter, Facebook, etc. -, neuf messages sur dix semblent avoir été pondus par des illettrés.
Protéger, défendre notre langue?
Mais ces jeunes que nous voyons manifester depuis des semaines, quelle langue parlent-ils au juste? La majorité d'entre eux (mis à part un ou deux porte-parole probablement premiers de classe) ne sont pas fichus de faire une phrase complète et cohérente lorsqu'ils sont questionnés sur leurs revendications. Et ça ne date pas d'hier: il y a vingt ans, lorsque j'étais l'assistante d'un professeur à l'université, j'étais déjà abasourdie par la piètre qualité du français écrit des étudiants. Et il n'y a pas qu'eux. Combien de journalistes, animateurs, chroniqueurs, toutes chaînes confondues, sont capables d'enligner trois phrases sans faire de fautes de conjugaison (où est passé le subjonctif?), de respecter le genre des mots, la syntaxe?
Protéger, défendre notre langue? Mais elle est moribonde, notre langue! Et ce, depuis au moins deux générations. Je n'ai que 47 ans et j'ai pourtant l'impression d'en avoir cent de plus, d'être complètement dépassée avec mon discours archaïque sur la qualité du français - quand je peux le parler... Car dans Notre-Dâme-de-Grâce, sept personnes sur dix ne me parlent qu'en anglais. Elles ont beau avoir étudié le français à l'école, God forbides qu'elles aient l'air fou avec leur accent - ça, c'est la raison polie qu'on me donne lorsque je leur demande de me répondre dans ma langue; on m'a plus souvent répondu «Fuckin' Frenchies! French is useless!»
Alors, protéger, défendre notre langue? Mais, cher Richard, pour qui, pour quoi?
C'est d'une tristesse...
Je te retourne le compliment: quelle verve, quel commentaire ! Mon humble blogue en est honoré... si ce n'est qu'il me convainc, plus encore, de lâcher prise, et d'abandonner.
On s'organisera un souper tout en anglais, tiens ! Ça nous remettra de bonne humeur. Et que je ne t'entende pas me dire, God forbides, mon accent anglais est pourri ! ;-)
No problem, dude!
Grosse bise,
Maryse
Je comprends ton amertume et ton envie de renoncer à poursuivre la lutte. Ton cri du coeur est si magnifiquement écrit qu'on aurait envie d'adopter ton point de vue, ta prise de position.
J'ose toutefois espérer qu'il reste assez de Québecois qui soient fiers de leur langue, de leur culture et qui continuent de croire au pays à faire.
Je n'ai plus, depuis un bon moment, l'énergie, les idées, les mots, pour contribuer à ma façon à la défense active de notre identité,de notre langue, de notre âme. Je participerai toutefois aux actions qui seront entreprises, car je veux croire que tout n'est pas perdu.
Les criminels qui sont au pouvoir à Québec, démolisseurs de la culture, de la langue, de l'identité québécoise, coupables de génocide intellectuel, seront bientôt mis à la porte, avec un solide coup de pied au c.. ; Charest et sa bande de lobotomisés ne pourront retarder indéfiniment la date des élections générales.
Avec es manifestations étudiantes, l'appui des parents, d'un certain nombre d'intellectuels, de défenseurs des droits et de la qualité de vie, nous aurons peut-être un vrai dégel, un printemps québécois qui pourrait faire comprendre aux forces d'inertie, aux poids morts de la société québécoise, que le temps est venu de reprendre nos affaires en main et de nous occuper nous-mêmes de ce qui nous concerne, au lieu de laisser tout cela à des gérants de dépanneurs devenus ministres, politiciens à la petite semaine (« politiciens » dans le sens le plus péjoratif), sans vision, sans âme, sans coeur.
Si tu veux te faire des amis qui sont fiers de parler et d'écrire le français, pense aux Britanniques. Depuis bientôt quatre ans, je poursuis avec quelques-uns d'entre eux la communication, toujours en français dans les deux sens.
Merci, Alcib, pour ce commentaire très réfléchi et très touffu.
Un printemps québécois ? Pourquoi pas... J'ai des doutes, mais tu as souvent raison. J'espère que les lecteurs viendront jusqu'à ton commentaire, y trouveront matière à me contredire. Je l'espère de tout coeur, en fait.
Porte-toi bien !
je t'encourage (et t'exhorte) à envoyer ton texte au Devoir et à La Presse pour qu'il soit lu par le plus de gens possible.
g.
Il est déjà un peu tard pour ça. Et puis, je crois savoir que les journaux ( tout comme les éditeurs ) ne publient rien de ce qui se trouve déjà sur Internet.
Merci, g. !
Si tu envoies ton texte dans les sections « Opinions » ou courrier des lecteurs, on ne cherchera à vérifier si ton texte a été publié ailleurs. Et j'ai déjà lu dans des journaux différents des textes que j'avais déjà lus ailleurs.
Hum... c'est à y penser...
Je n'ai pas écrit ce texte dans cette perspective, et je crois que c'est ce qui, principalement, me retient...
Enregistrer un commentaire