lundi 22 avril 2013

LE SOT, C'EST MOI - UMBERTO ECO


Francisco de Goya. Saturne dévorant son enfant.



« S’imaginer comme élément nécessaire dans l’ordre de l’univers équivaut, pour nous, gens de bonnes lectures, à ce qu’est la superstition pour les illettrés. On ne change pas le monde avec les idées. Les personnes de peu d’idées sont moins sujettes à l’erreur, elles suivent ce que tout le monde fait et ne dérangent personne, et elles réussissent, s’enrichissent, arrivent à de bonnes positions, députés, décorés, hommes de lettres renommés, académiciens, journalistes. Peut-on être sot quand on fait aussi bien ses propres affaires ? Le sot, c’est moi, qui ai voulu me battre contre les moulins à vent. » - Umberto Eco, Le cimetière de Prague, Grasset, 2010.

L'utopiste, le sot, c'est moi aussi. Et pourtant, je sais bien que je ne suis rien dans l'ordre de l'univers; je sais bien que le monde est sans règle ni credo. Il y a des étoiles qui brillent plus que d'autres; il y a des trous noirs qui absorbent tout. Tout cela est sans tourments, pas même inquiet qu'une conscience, essentiellement accidentelle, puisse observer et juger, de très loin, de très, très bas, subalterne sans intérêt, qu'on n'arrive même pas à nommer correctement. Le cadre avec dorures, de peu d'idée, c'est lui que l'on regarde, c'est lui qui hiérarchise l'espace, pourtant il n'est jamais rien de plus qu'une immense vanité, au mieux un reflet de roi, très plat de profil, une chose bête accrochée à un clou. La scène immobile, coagulée sous verre, entourée d'un filet d'or, leurre quelquefois, propose un sens sublime, une lumière inespérée, une stèle spirite dans un cimetière, mais elle se sert de «Dieu» pour racheter son avarice, la plus simple et la plus sordide des idées froides, celle qui réussit le mieux à duper, à exploiter, à cracher sa colère de boutiquier - qui n'a pas de morale, mais que des intérêts, parfois des titres, pire encore des fonctions, mesurées au sol en pieds carrés de droit. 

C'est incroyable, mais c'est comme ça. Ça marche comme ça parce que ça meurt. Et en attendant, ça tue.

Je ne suis pas un influent. Je ne suis pas un installé. Je ne suis ni superstitieux ni croyant. Mais je désespère de n'avoir rien appris, d'être pris avec ma conscience, et de vouloir, encore, me battre contre des moulins à vent, alors que les débrouillards en tout genre rigolent.






mercredi 17 avril 2013

LOUISA WALL, OU L'HONNEUR DE LA NOUVELLE-ZÉLANDE








C'est ma « chose vue » du jour. 

Louisa Wall, députée travailliste de Nouvelle-Zélande, elle-même gaie, et engagée à gauche, a fait adopter par le parlement de son pays un amendement législatif garantissant le droit au mariage pour tous, sans discrimination, et donc, plus encore, le droit à l'égalité, au respect, et à la dignité de toutes les personnes, quel que soit ce qui les spécifie. Personnellement, je m'en fiche, du mariage. Mais je suis conscient, parfaitement conscient, que ce combat en est un d'acceptation, et d'intégration, bien réelles, des hommes et des femmes homosexuels, qui peuvent aussi s'aimer au grand jour, et recevoir, des autres, l'amour auquel ils ont droit. Parce que cette affaire-là, on l'a assez dit, est fondamentalement une affaire d'amour.

Louisa Wall est le contraire, radicalement le contraire, de Frigide Barjot, qui a si fortement contribué à éveiller l'homophobie, la haine, et l'ostracisme, en France comme ici, et ailleurs dans le monde. C'est, à nouveau, le risque de l'expatriation des gays, comme ça l'a été, brutalement, durant des siècles. Mais pas aujourd'hui, pas en Nouvelle-Zélande: regardez comment le parlement néo-zélandais, et le public dans les galeries accueillent l'adoption de la loi ! C'est fabuleux. C'est amoureux. Un moment pareil passera à l'Histoire.




vendredi 12 avril 2013

PEAU DE TAMBOUR



Je le connais, un peu, juste assez pour savoir qu’il est beau garçon, qu’il écoute beaucoup, beaucoup plus qu’il ne parle, et que le rêve de vie qui l’enfièvre et le préoccupe reste aux aguets, toujours. J’ai vu, le jour de notre seule vraie rencontre, Pierre-Yves saisir au passage, très vite, les bribes de récits qui l’éveillent, et qui pourraient, peut-être, s’immiscer dans l’existence telle qu’il la souhaite, appartenir pour de vrai à sa vie. De ces petits détails, je me rappelle très bien. (Il a dû, lui aussi, observer, se faire une idée de moi.) Quand j’y repense, à ce brunch chez Annie, je me dis que j’ai vu, de mes yeux, parce que j’étais attiré, fortement, et forcément ouvert à l’autre et curieux de lui, ce qui fait l’écrivain, ce dialogue permanent, inconscient, immensément solitaire, entre l’envie pressante du monde, et le détournement de désir vers l’écriture. 

Je connaissais le blogue que Pierre-Yves tenait à l’époque, je ne sais plus comment, bien avant ce brunch de blogueurs où nous nous sommes rencontrés. Cette nuit-là, celle de mon premier tête-à-tête purement littéraire avec Kevin Zaac — Pierre-Yves, je découvrais une écriture, magnifique, bouleversante, singulière ; j’étais sidéré. J’ai lu ses billets, les uns après les autres, pendant quelques heures, avec la même passion qu’on met à lire un roman imprévu, qui s’avère un grand roman. Je découvrais un écrivain, un poète, un artiste, un créateur, quelqu’un qui raconte sa vie comme une authentique tragédie, avec l’attente, inévitable, d’un dénouement. Tout l'art d'un suspense dramatique, avec la passion qui s’installe. Le lecteur remonte le temps, comme on le fait toujours, lorsqu’on lit un blogue, à l’envers de l’ordonnance du récit classique. Kevin Zaac (j’aime beaucoup son nom de plume) a parfaitement compris la forme qu’impose le blogue à l’écriture. Il est un des rares écrivains que je connaisse à avoir créé de la littérature en ligne, sans chapitre mais par billet, un genre nouveau, évidemment, aussi soumis à contrainte que pouvait l’être, il y a longtemps, la rédaction d’une histoire sur rouleau de parchemin.

Il y a eu quelques ruptures dans l’œuvre de PY/KZ. Des blogues ont subitement pris fin, puis se sont relancés à nouveau, prolongés à dire vrai, sous un nouveau titre. Ce soir, cette nuit, j’ai lu la toute dernière mouture : Peau de tambour, Un blogue de papier. Et toujours autant de talent. Et toujours autant de beauté. Et toujours autant d’une détresse qui supplie l’amour, qui lutte au corps à corps avec la fin. Le récit de Kevin Zaac est un arbre, qui n’a de sens que dans ses racines, solidement accrochées à un ravin. 

Adresse de Peau de tambour, Un blogue de papier: http://peaudetambour.wordpress.com




vendredi 5 avril 2013

L'OMBRE ENLUMINÉE DE KIM THUY


Capture d'écran, de l'émission Tout le monde en parle, Radio-Canada, le dimanche 31 mars 2013



Je lis tout le temps, souvent la nuit jusqu’à très tard; c’est ma lueur dans l’obscurité, les livres. Je lis, parfois rapidement, un livre après l’autre, sans plus chercher à documenter mon travail, une habitude, pourtant, que je perds difficilement. Alors je prends des notes, me promettant d’écrire, sur ce blogue, quelques billets «littéraires». Ce sont la plupart du temps des extraits qui fainéantent, sur Louis-Ferdinand Céline, sur Max Gallo, sur Chris Harman, sur Serge Bouchard, sur Erckmann-Châtrian, sur Armistead Maupin... Cette courte liste devrait faire sourire; elle dit tout.

Je lis tout le temps, mais, exception faite des livres d’Histoire, comme science, je lis comme un perpétuel ignorant. Je n’aligne que très rarement mes lectures sur l’actualité littéraire, et sur ce qui brille. De sorte que, voyez-vous, je ne connaissais pas Kim Thuy. Pas jusqu’à dimanche soir passé, quand elle a rejailli, sur le plateau de Tout le monde en parle, fluide, drôle, extraordinairement séduisante, être de lumière. Cette écrivaine a vendu des centaines de milliers d’exemplaires de Ru, elle a été célébrée par la critique, couronnée, plusieurs fois. Et je ne la connaissais pas. Mais je suis tombé amoureux (fou !) d’elle. J’étais certain d’aimer son écriture, et son récit: je me suis procuré Ru, de Kim Thuy, auteure québécoise (je suis fier d’écrire ça: «auteure québécoise»), Ru, petit livre d’une écriture poétique très épurée, et pourtant roman autobiographique très dense, spectateur d’une inimaginable tragédie, que j’ai lu, en deux nuits d’affilée. Je suis encore sous le choc. Et je suis encore séduit.

Kim Thuy raconte une famille, la sienne, constante malgré la guerre, la fuite, le déracinement, la reconstruction, comme si l’identité des personnes transcendait tout, survivait à tout, pays, culture, climat, même à la merde ignoble des camps de réfugiés de Malaisie, même aux matelas infestés de punaises qu’on a leur a offerts, de bon cœur, au Québec, terre d’échappée ultime d’un parcours terrible. Kim Thuy ne parle pourtant jamais, ou très peu d’elle, sauf peut-être, pour insister: je n’ai été, écrit-elle, qu’une ombre, j’ai été l’ombre de tous les miens, je les ai regardés, dévisagés, jugés, aimés, je connais leurs numéros, à tous. Mon roman est l’ombre de leurs vies, mon écriture a cette pudeur de l’ombre, je ne dessine que les contours essentiels, je respecte les replis, je préserve les visages qui ont dû se fermer, les mâchoires qui ont dû se serrer, les «cicatrices infligées».Ce roman en est un d’amour.

Ce roman est aussi un roman de guerre, de mort, de spoliation. Comment peut-on survivre à ces expériences d’indignités extrêmes, aux fins de rééducation convenable ? Comment peut-on se reconstruire une vie, et se convaincre du simple droit d’exister, après avoir été si radicalement culpabilisé pour avoir été, dans une première vie, riche, puissant, privilégié ? La famille de Kim Thuy a fui le Vietnam avec pour toute fortune une prothèse dentaire sertie de diamants, «trousse de survie» qui a fini sa trajectoire dans un dépotoir ! «J’ai eu la chance d’avoir des parents qui ont pu préserver leur regard peu importe la couleur du temps, du moment. Ma mère me récitait souvent le proverbe qui était écrit sur le tableau noir de sa huitième année à Saigon: La vie est un combat où la tristesse entraine la défaite.» Kim Thuy a eu la chance, elle, de blinder son sens de l’humour: «Qui aurait cru qu’après que nous eûmes évité la noyade, les pirates, la dysenterie», cette prothèse aux diamants finirait dans les immondices ? Que dira-t-on, dans mille ans, de ces diamants «placés ainsi en cercle dans la terre» ?

Le roman de Kim Thuy, chapitres longs, chapitres courts, juxtaposition de mots indispensables, sans suite apparente, me fait penser à un livre d’art asiatique, avec ses symboles, que je ne connais pas, que je ne comprends pas, mais qu’elle aurait superbement traduits, sans rien ne leur enlever de leur beauté, de leur raffinement, de leur fabuleuse capacité de synthèse. Après avoir lu ce roman, j’ai l’impression de mieux connaître l’esthétique de la culture vietnamienne. Je veux bien la faire mienne, elle m’a ébloui.

Ce roman n’a pas de foi. En le lisant, il m’en a rappelé un autre, bien différent, et pourtant écrit avec la même sobriété, la même délicatesse dénudée, la même poésie sans romance: Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué, de Howard Buten. Lui non plus n’a pas de foi, sinon en ce qui s’en tire, malgré des parcours «atypiques, parsemés de détours et d’embûches, sans gradation ni logique






mardi 2 avril 2013

RIEN N'EST JAMAIS ACQUIS, PAS MÊME L'ÉGALITÉ


Source: Stop Homophobie



Ce qui se passe en France (et aux États-Unis), en lutte contre le mariage pour tous, a réveillé la haine, même ici, au Québec, et certainement ailleurs dans le monde. La droite française flirte avec les pires souvenirs historiques qui soient, et emprunte, sans gêne aucune, les méthodes et autres arguments habituellement associés à la gauche quand elle exprime sa colère: la protestation de masse, dans la rue, au nom du peuple exploité et trompé, du peuple qui rompt le silence résigné, s'échappe et gronde enfin, qui s'empare des moyens de défense ultimes qui lui restent, la violence urbaine, la confrontation avec les forces de l'ordre, le dénigrement de l'État, les appels à la démission, et bien sûr, la dénonciation des grands médias, décriés comme merdias, par collusion avec le pouvoir...

Ça ne nous rappelle pas, à nous Québécois, quelque chose de très récent, dites ?

Je veux bien que l'aliénation nourrisse la colère, même quand elle dérive à droite toute: on a assez dit, avec raison, que l'islamisme avait remplacé le marxisme. Hugo Chavez, que j'aimais tant, avait bien compris le phénomène, pour lui simple accident de l'Histoire, parenthèse philosophique sans conséquence sur la révolution à venir, inévitable. Il n'était pas le seul. Des collègues historiens ont eu cette analyse, ont tenu ce discours de connivence. Il y a pourtant à réfléchir, désormais, sur la parenté des façons de faire, entre gauche et droite. Ce n'est pas la première fois, dans l'histoire contemporaine, que cette équivalence délibérée devient manifeste, et fière de ce qu'elle fait. Et il y a certainement une responsabilité à y avoir, à gauche, quand on justifie si facilement l'action de la rue, l'agitation-propagande, et l'insubordination, parce que la méthode peut se retourner, terriblement, contre les idéaux les plus équitables, et les plus nobles. Ce qui se passe en France est un dérapage grave, qui pourrait tout aussi bien arriver aux États-Unis (où la droite se travestit en Tea Party, s’approprie du souvenir révolutionnaire, et autorise, du coup, l'expression possible d'une violence réactionnaire), ailleurs en Europe ou au Proche-Orient, ici même au Québec. En France, la droite ne résiste plus aux appels extrémistes. Et elle a le culot de parler du «printemps français». Le printemps français ! Contre François Hollande ! On croit rêver. Rien n'est jamais acquis à l'Homme, disait Aragon. Il semble, en effet.

La haine me fait peur. Il arrive, parfois, qu'elle s'enorgueillisse de s'exprimer «librement», d'autant plus que, même en 2013, peu de personnes se risquent à protester contre le rejet agressif des minorités sexuelles, de crainte d'être perçues comme sexuellement équivoques. Eh, t'es pas pédé, toi ? Tu serais pas un hostie de fif ?... Le droit à l'égalité face au mariage, c'est en fait le droit à l'égalité en soi, et le droit de se dire, également, pour tous. C'est ce que les opposants ont parfaitement saisi, d'où la haine, visqueuse, qui se répand. Qu'arrivera-t-il, quand la haine en prendra plus large encore, et que la droite, par dizaine de milliers, dans la rue, gonflée à bloc par ce qu'elle verra comme un combat héroïque, élargira son cercle d'ennemis ?

Rien n'est jamais acquis. Pas même l'égalité en droit. Pas même la démocratie. C'est à la gauche d'y voir, et de mesurer les effets, à terme, de sa logistique habituelle.