Francisco de Goya. Saturne dévorant son enfant.
« S’imaginer comme élément nécessaire dans l’ordre de l’univers équivaut, pour nous, gens de bonnes lectures, à ce qu’est la superstition pour les illettrés. On ne change pas le monde avec les idées. Les personnes de peu d’idées sont moins sujettes à l’erreur, elles suivent ce que tout le monde fait et ne dérangent personne, et elles réussissent, s’enrichissent, arrivent à de bonnes positions, députés, décorés, hommes de lettres renommés, académiciens, journalistes. Peut-on être sot quand on fait aussi bien ses propres affaires ? Le sot, c’est moi, qui ai voulu me battre contre les moulins à vent. » - Umberto Eco, Le cimetière de Prague, Grasset, 2010.
L'utopiste, le sot, c'est moi aussi. Et pourtant, je sais bien que je ne suis rien dans l'ordre de l'univers; je sais bien que le monde est sans règle ni credo. Il y a des étoiles qui brillent plus que d'autres; il y a des trous noirs qui absorbent tout. Tout cela est sans tourments, pas même inquiet qu'une conscience, essentiellement accidentelle, puisse observer et juger, de très loin, de très, très bas, subalterne sans intérêt, qu'on n'arrive même pas à nommer correctement. Le cadre avec dorures, de peu d'idée, c'est lui que l'on regarde, c'est lui qui hiérarchise l'espace, pourtant il n'est jamais rien de plus qu'une immense vanité, au mieux un reflet de roi, très plat de profil, une chose bête accrochée à un clou. La scène immobile, coagulée sous verre, entourée d'un filet d'or, leurre quelquefois, propose un sens sublime, une lumière inespérée, une stèle spirite dans un cimetière, mais elle se sert de «Dieu» pour racheter son avarice, la plus simple et la plus sordide des idées froides, celle qui réussit le mieux à duper, à exploiter, à cracher sa colère de boutiquier - qui n'a pas de morale, mais que des intérêts, parfois des titres, pire encore des fonctions, mesurées au sol en pieds carrés de droit.
C'est incroyable, mais c'est comme ça. Ça marche comme ça parce que ça meurt. Et en attendant, ça tue.
Je ne suis pas un influent. Je ne suis pas un installé. Je ne suis ni superstitieux ni croyant. Mais je désespère de n'avoir rien appris, d'être pris avec ma conscience, et de vouloir, encore, me battre contre des moulins à vent, alors que les débrouillards en tout genre rigolent.
12 commentaires:
Je ne sais pas ce qui motive cette immense désillusion. Mais bon sang que j'aime ta plume.
Les moulins à vent ont réveillé le poète je crois et pour mon grand plaisir j'ai savouré les mots.
Je m'excuse de prendre un peu de plaisir dans ta tristesse, mais j'y ai reconnu cette musique irrésistible qui me fait craquer à tout coup.
Bonne nuit Richard :-)
C’est — vraiment — l’extrait du roman de Eco qui a «éveillé» ma colère, et, il faut bien dire, une vieille blessure. Et ça m’a rappelé le plaisir que j’avais, dans le temps, à écrire un autre blogue, très personnel, qui a disparu depuis.
Merci mille fois pour ta gentillesse (et pour avoir pris le temps de laisser un commentaire), cherE anonyme !
Dis donc, Richard, je savais pas que tu pouvais écrire comme ça. Je savais que tu pouvais bien écrire, mais ça, ce que tu nous offre à lire là, c'est une coche au-dessus. Et c'est tout ce que tu as, comme moi, pour vivre « pris avec ta conscience ».
Luc, merci ! (Je ne sais trop que dire de plus !) Je n'ai jamais eu l'écriture facile. Mais je crois que j'écris mieux lorsque j'écris «personnel». Je tenais un blogue, dans le temps, qui s'intitulait Chroniques amnésiques..., tu sais, du type «expérience vécue». La nuit dernière, lorsque j'ai écrit le court billet à partir de l'extrait de Eco, je me suis dit que j'étais, peut-être, en train de relancer mon ancien blogue, ce qui me tente beaucoup.
Tu es un type généreux, Luc, généreux sans effort pour l'être. C'est sûrement la raison pour laquelle j'ai tant d'estime pour toi.
Tu écris bien, toi aussi. Je me rappelle encore de ton dernier message. Je sais cependant l'énergie que ça demande.
Tu n'as vraiment rien perdu de tes grandes compétences de prof. Ton texte, que j'ai relu à quelques reprises, m'a plongé dans une longue réflexion. Réflexion qui me pousse à chercher des informations pour susbtancier les conclusions qu'elle génère.
Chroniques amnésiques me manque beaucoup. Ce blogue est l'un des seuls qui me permettait de faire ce que j'aime le plus. Apprendre à connaître en profondeur un autre être humain. Cela tout en m'éduquant sur un sujet qui m'était inconnu.
Je t'encourage à le reprendre, ainsi que tes archives, et soit le remettre en ligne ou, ce qui serait possiblement plus satisfaisant pour toi, en faire une oeuvre littéraire.
Je serais curieux de suivre tes réflexions, Annie...
Quant à Chroniques amnésiques, j'y songe; je ne sais trop; j'allais très loin dans l'épaisseur du récit; j'ai été (profondément) blessé. Bref, on verra.
Merci, Annie, pour tout !
Salut Richard,
NON, NON ET NON! Je ne suis pas sot et toi non plus. Nous sommes tous le centre de notre propre univers à l’intérieur duquel nous n’arrêtons pas de créer. Je peux aimer, détester et aussi admirer et me bâtir une vie; n’est-ce pas créer c’a? Il est vrai que nous ne pouvons pas changer les étoiles de place ni changer seuls la conduite de notre terre mais nous pouvons y participer. L’Intelligence qui nous a fabriqué cet univers est beaucoup plus «qu’une conscience essentiellement accidentelle» ou encore «une immense vanité». Crois-tu vraiment tout ce que tu as écris?
Amitiés.
JMQ
Oui, JMQ, je crois vraiment tout ce que j'ai écrit. Qui n'était pas d'ailleurs qu'un pessimisme philosophique, mais surtout un pessimisme social. Les «cadres», les «dorures» sont bien d'ici-bas. Tout comme les blessures et les rêves de justice. Et ça devient absurde de vouloir «réparer»... En fait, c'était un texte très personnel, et très critique sur celles et ceux qui réussissent, même à «gauche». Toutes les réussites, quelles qu'elles soient, laissent des écorchés sur le pavé. Le pouvoir ne jouit de lui-même que parce qu'il s'exerce, et humilie. Tu vois... Je ne parlais pas vraiment d'amour ou de foi. C'est autre chose de très «subalterne» par rapport à ce qui tue.
Merci pour ton commentaire bien senti ! J'en prendrai d'autres, comme ça !
« Les débrouillards rigolent »... parce qu'ils n'ont rien compris, parce qu'ils ne savent pas qu'ils sont dans l'illusion, dans l'ignorance, mais surtout parce que, le nez collé sur la matière, ils sont incapables d'imaginer une meilleure raison et une meilleure façon de vivre, incapable d'imaginer un idéal...
Et l'on n'a pas forcément besoin de Dieu pour croire en l'Homme, sinon en l'humanité...
Le poids de la « réussite », comme la gravité, retient au niveau où ils se trouvent les débrouillards, les magouilleurs, etc., mais pour rien au monde je ne changerais de vie avec eux... Je veux bien un peu de réussite, un peu plus d'argent, etc., mais pas au prix de ma conscience, de mon idéal, de mon respect pour ce qu'est la vie avec (pas forcément pour) les autres... mais autant pour les autres que pour moi-même car je m'inclus dans ce « avec les autres »...
Je ne peux pas être «plus» d'accord, Alcib. Tu m'as bien compris. Et à te lire, en espérant bien te comprendre, j'en conclus que nous pensons exactement la même chose (de tout ce qui n'est pas guidé d'abord par l'humanisme), ce qui ne me surprend pas. J'ai écrit mon petit texte dans un moment de colère et de détresse: j'imagine que ça paraissait.
Je te salue chaleureusement !
Je n'ai pas lu ce livre d'Umberto Eco, mais je suis à peu près sûr qu'il n'est pas, non plus, convaincu d'être le plus sot de tous.
Au bout de la route, nous serons au moins quelques-uns à ne pas nous sentir obligés de dire, comme ce qu'on entend si souvent ces temps-ci : « Je ne le savais pas... On ne m'a rien dit... Je n'ai rien vu... Je ne savais rien... On a trahi ma confiance... »
J'ai aussi savouré tes mots, leur musique, comme le dit le premier commentaire (dont je crois reconnaître l'auteure, ton anonyme préférée), et je savais bien que je ne devais pas arrêter mon jugement à la première lecture. Je connais trop bien ta droiture pour penser que tu pouvais envier ces débrouillards...
Chaleureuses salutations.
Je ne suis pas du camp des débrouillards, et je t'avoue que je ne saurais même pas m'y prendre pour en être ! Je ne t'imagine pas, toi non plus, avec ce genre d'ambition... ;-)
Je ne crois pas que tu connaisses l'auteur du premier commentaire. Mais ça me ravit, bien évidemment, que tu la rejoignes sur ce qui me touche beaucoup !
Le roman de Eco est passionnant, extraordinairement cultivé. Je comprends mal (en fait, pas du tout,) la critique de racisme (anti-Juif) qu'on lui a faite. Comme tous les romans d'Eco, c'est une oeuvre qui fait la part belle à l'Histoire, aux signes et aux symboles qui traversent le temps.
À bientôt, Alcib, je le souhaite :-)
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