Couverture de l'édition québécoise de Napoléon tel quel, par Henri Guillemin
En 2003, je participais souvent, en utilisant le pseudo « François », à deux forums historiques, initiés depuis l’Europe francophone. Plusieurs personnes de talent, souvent passionnées, parfois évidemment cultivées, discutaient sereinement de la sexualité médiévale ou de la disparition de la baignoire à la fin de la Renaissance… Il n’y avait en fait que Napoléon, le personnage, pour exciter des débats interminables, et soulever la polémique, braquant les uns contre les autres, adulateurs et malveillants.
Ces derniers s’abreuvaient ( sans toujours l’admettre, loin de là ) de ce classique de la légende noire napoléonienne des temps modernes, Napoléon tel quel, écrit par Henri Guillemin en 1969. ( Dans son petit bouquin d’à peine plus de cent pages, l’auteur et célèbre conférencier commençait par ces mots : « Il est parfaitement vrai que je n’aime pas Napoléon Bonaparte », admettant qu’il publiait là un pamphlet, mais définissant le genre comme celui d’une « vérité qui déplait ». ) Plusieurs des participants au forum, parmi ceux qui étaient franchement hostiles à Napoléon, puisaient systématiquement leur inspiration chez Guillemin, tout en le niant, comme de juste, parce que Guillemin opposait Napoléon ( la guerre ) à Robespierre ( la guillotine ), un Robespierre « mystique » et désintéressé, socialiste avant l’heure, archétype d’un Staline de même mouture, sans le sexe et l’alcool, cela va de soi. J’ai, deux fois, écrit des messages ironiques sur M. Guillemin, le 13 mai, puis le 9 décembre 2003. Je voulais taquiner les thuriféraires de l’historien, par l’humour et le sarcasme, à la manière ( et dans les propres mots ) de M. Guillemin lui-même.
Pourquoi publier à nouveau, ici, ces messages qui se retrouvent encore ailleurs, sur la toile ? D’abord, pour me les réapproprier, j’y tiens ! Mais par ailleurs, pour tenter de montrer à quel point l’histoire est un savoir construit, dans lequel l’auteur du récit, quel qu’il soit, se projette lui-même massivement. Henri Guillemin ne s’en cachait du reste pas, bien au contraire. Loin, très loin de l’École des Annales, qui proposait une approche globale, véritablement scientifique en Histoire, Guillemin disait construire ses histoires de vie à partir de trois critères décisifs : le sexe, l’argent, et la métaphysique – et le rapport du personnage étudié avec chacun de ces trois indices. L’approche est éminemment morale, et je la trouverais assez juste, si Guillemin ne faisait pas de la perversité des méchants une tare spécifique qu’à la seule bourgeoisie capitaliste, génératrice sans égale de tous les scélérats, de tous les vauriens, de tous les voyous qui ont souillé cette Terre. On serait tenté d’y croire. La caricature, hélas, est extrême, et se discrédite d’elle-même. Et Robespierre ( ou Staline ), n’est qu’à grand-peine l’archétype du bras vengeur au nom de la Justice sociale ou du Bien monastique absolu.
Voici donc le premier billet, celui du 13 mai 2003. Ce message colle de très près, presque mot pour mot, au texte d’Henri Guillemin :
« … Déjà Jean Tulard a écrit un petit livre faisant l’histoire de la légende noire. Mais plus récemment, une historienne dûment patentée (je veux dire formée au dur métier de la critique des sources et de l’histoire globale,) a publié un excellent ouvrage historiographique faisant, entre autres, le bilan de la fabrication mythologique monstrueuse accablant Napoléon. [Nathalie Petiteau : Napoléon: de la mythologie à l'histoire. ]
Mais tout de même, comme ça, et rapidement, prenons le cas d’Henri Guillemin, qui, dans Napoléon tel quel, a écrit probablement le chef-d'œuvre de la littérature haineuse sur Napoléon. Signalons qu’il ne s’en cache pas, et ce dès les premières pages de son bouquin. L’analyse de Guillemin se ramène à peu près à ceci. La Révolution a propulsé la bourgeoisie capitaliste au pouvoir. Robespierre a bien tenté de remettre en question l’exploitation de l’homme par l’homme, mais on sait comment ça s’est terminé. Le coup d’État du 18 Brumaire ne s’explique que dans la continuation du renversement des Montagnards, et de la prise du pouvoir par la bourgeoisie. Bonaparte est l’homme de l’argent, du fric, du capital. Du reste, il se fait tout petit devant les hommes d’argent, qui, pour leur part, attendent de lui qu’il réprime violemment la populace et, mieux encore, la travestisse en soldats pillards. Un tel personnage ne peut être, quand il s’agit de se compromettre avec la bourgeoisie et d’être son homme, qu’un pur salaud. Et il l’est effectivement. C’est un étranger, un apatride, une pieuvre, un caïd, un gangster, une merde tout autant que Talleyrand à qui il ressemble comme deux gouttes de pus; sa femme est une prostituée et elle sent mauvais; lui même est rustre, goujat et sexuellement ambivalent; il parle mal le français, est piètre cavalier, lâche au combat comme dans la tourmente, menteur et hypocrite; c’est un obèse qui passe des heures dans son bain, et qui se réjouit de sa rotondité; il est incroyant, et donc immoral, et ne voit dans la vie que l’occasion de jouir à l’infini, d’où la fortune colossale qu’il amassera patiemment, et avec laquelle il corrompra tout son entourage; même mourant, il restera le salaud qu’il a toujours été, niant que l’amour existe, ne considérant les gens que sous l’angle du service qu’on lui doit, ne voyant ni soleil ni fleurs, âme qui dégage une odeur putride. Quant à son rôle historique, c'est-à-dire écraser les jacobins dont il dit que ce sont « gens à pisser dessus », il reçoit l’appui de tous les installés, en vrac Mme de Staël, les émigrés, les banquiers «suisses», les manufacturiers, les spéculateurs, les fournisseurs aux armées; tous sont d’accord sur la «fonction» sociale du personnage. Mais pour être ce personnage, il fallait être congénitalement pervers et monstrueux, et Napoléon l’était, en tout, tout le temps, et sans relâche. Au fond, qui dit bourgeoisie dit ordure. Napoléon en était l’illustration parfaite.
L’analyse est tellement caricaturale, tellement outrancière, et disons-le tellement ridicule, qu’elle se discrédite dès que l’on prend, un peu, quelque distance critique. L’idée même du cynisme social radical, tout autant que de la corruption morale et sexuelle des agents du développement de l’économie capitaliste, est une pochade grossière. Quant au portrait intime de Napoléon que dresse Henri Guillemin, il emprunte beaucoup à la légende noire, de droite comme de gauche. Et je crois toujours, et bien que ça semble paradoxal, que la légende noire fait tout autant pour le maintien du mythe que la légende dorée. Napoléon n’est pas plus crédible en monstre qu’il ne l’est en « dieu ». Reste qu’il est un mythe, qu’il l’a su, voulu et compris de son vivant, et que c’est par là qu’il ne cessera jamais de fasciner.
… L’admiration est irrationnelle. C’est un fait, et je l’admets pour moi sans peine. Mais son contraire l’est tout autant. »
Une deuxième fois, je me suis amusé, carrément, à analyser M. Guillemin lui-même, et à railler, en la caricaturant, la grille d’analyse de l’auteur. Un pastiche de la manière Guillemin, en quelque sorte.
« Imaginons une conclusion de thèse sur l’œuvre d’Henri Guillemin, dont un extrait pourrait se lire comme suit :
L’œuvre de M. Guillemin est totalement manichéenne, et, en ce sens, s’inscrit profondément dans la psyché de l’écrivain, qui parle essentiellement de lui, de ses conflits psychiques et de ses clivages, par le biais des personnages qu’il étudie. La chose est déjà manifeste dans ses études littéraires, mais devient plus évidente encore dans ses essais historiques, telles ses études de Jeanne d’Arc et de Napoléon. La première est une fabrication psychique réconfortante, sublimant à l’extrême la pureté de la «vierge», entendons une femme intouchable, mais toute puissante, qu’on peut aimer, mais certes non désirer, et qui soumet les hommes, même le Roi, à la puissance de son action. Qu’il y ait là, chez Henri Guillemin, l’expression de sa peur de la castration par la mère est évidente. On en trouvera d’ailleurs la preuve complémentaire dans l’analyse qu’il propose de Napoléon : la haine que développe notre auteur à l’encontre de cette image du Père est absolue, et libère chez Guillemin tant d’angoisse qu’il n’y a plus de limites à l’expression de sa culpabilité, générée par ses désirs enfouis, pourtant bien ordinaires chez tout homme normalement dégagé de sa mère. Chose étonnante, Guillemin ne censure pas les produits fantasmatiques de son angoisse: Napoléon est le mal absolu, conquérant «pieuvre» et «vampire», pouvoir par le «sabre» et par «l’épée», immoral, fils insoumis de Notre Sainte Mère l’Église, sexuellement ambivalent, autrement dit d’une puissance phallique incommensurable, ce qui [pour Guillemin] est carrément insupportable. Cette puissance, Napoléon ne peut l’avoir conquise qu’en ayant eu, au préalable, une mère dégénérée, qui a couché avec un symbole de pouvoir intolérable, le gouverneur français lui-même. Et puisque le futur Empereur est sans surmoi maternel castrant, Guillemin ne peut voir en lui que la représentation de tous ses dangers psychiques internes : sexe, argent, domination sur les hommes, société à forte prévalence masculine, appétit vorace, vulgarité extrême, odeurs suspectes. Il est évident ici, que Guillemin parle, inconsciemment, de sa propre peur de l’homosexualité, sous-jacente à son angoisse de castration, et que lorsqu’il dénonce la bourgeoisie, qui devient pour lui un être personnalisé, une représentation très nette de ce qu’il abhorre, il parle inconsciemment de son propre blocage oedipien. À cet égard, sa crainte morbide de réussir s’exprime tout crûment par le refus du titre impérial qu’il s’obstine à dénier à Napoléon, ne l’appelant jamais autrement que l’«empereur», un empereur ridicule, qui ne sait même pas monter correctement à cheval. Faut-il insister longuement pour expliquer ici la symbolique de la chose? En fait, Henri Guillemin cherche à tuer symboliquement son Père. Voilà la tâche qu’il se donne en rédigeant son ouvrage sur Napoléon. Il est difficile de dire si l’auteur en a retiré quelque bien-être intime; cependant, avons-nous besoin de signaler que l’étude, sur le plan de la science historique, n’a que peu de valeur? De toute façon, elle ne sert visiblement pas à ça. Henri Guillemin règle, au fond, ses comptes avec lui-même. C’est en ce sens-là seulement que l’étude qu’il propose est passionnante, et Freud lui-même n’y serait pas resté indifférent… »
Henri Guillemin écrivait superbement bien. Et s’il demeure vrai que je ne partage toujours pas l’analyse qu’il a faite de Napoléon, je n’en demeure pas moins admiratif de l’écrivain ( de l’authentique écrivain qu'il était, quoi qu’il en ait dit de lui-même, simple « commentateur », ) de sa pensée, de son engagement, et de son mépris des Installés – nous dirions, aujourd’hui, des cadres supérieurs avec boni ! En 1977, lui-même résumait ainsi son oeuvre: « Derrière tous mes livres et tous mes exposés, il y a une préoccupation métaphysique qui est évidente. Je n'ai pas cessé de croire, et je croirai de plus en plus— maintenant que je suis vieux— qu'aucune modification structurelle de la Cité n'est suffisante. Cette modification est indispensable; mais on aura beau établir une Cité humaine où l'exploitation sera sinon effacée du moins considérablement diminuée, on aura beau établir un régime fiscal plus juste, on aura beau resserrer la hiérarchie des salaires, on n'obtiendra rien s'il n'y a pas une modification profonde du regard jeté par les hommes sur le monde et sur la vie. Le malheur restera au fond de l'individu humain si cet individu n'a pas une vue du monde qui lui permette de dépasser le désespoir. » (Source: http://membres.lycos.fr/histoirespadoise/guillemin.html)
Henri Guillemin est décédé en 1992. Il sait maintenant s’il a eu raison de croire et d’espérer. J’imagine cependant qu’il l’ignore, puisqu’il n’est plus, autrement que par son œuvre, qu’on lira encore longtemps.
Note: J'ai publié ce post, d'abord, sur un tout autre blogue. Il n'était pas pertinent. Il l'est davantage ici. Je l'ai relu, revu, et augmenté. Par ailleurs, l'oeuvre de Henri Guillemin est immense. On se demande comment un seul homme a pu produire autant, le temps d'une vie. Ses meilleurs bouquins portent sur Victor Hugo, sur Chateaubriand, sur la guerre de 1870. L'essai qu'il a fait sur Mme de Staël est désopilant, et a dû, comme celui sur Napoléon, beaucoup déplaire.