Dürer: Jeune homme au chapeau maron. Gemaldegalerie, Dresden.
Je l'avais déjà aperçu, il y a quelques mois de ça, marchant sur une petite rue du centre-ville, aux limites du Village, trop près du parc Émilie-Gamelin, pour que ça soit innocent, pur hasard; du reste, il m'avait évité du regard, délibérément, alors qu'en classe, il y a quelques années de ça, ce garçon, petit, mais musclé, tête rasée, éternellement sans sourire, me regardait attentivement donner mon cours, donnant l'impression de n'en rien manquer, pas un mot. Jamais Pierre-Étienne n'était venu me parler de quoi que ce soit, m'interroger sur quoi que ce soit. Il réussissait bien. Il repartait, le cours fini, aussi seul qu'il l'avait été en classe. Plus un regard pour moi. J'avais cessé de figurer dans sa vie. Il s'en allait ailleurs, je ne sais où, sans autre ami que lui-même. Avec son allure forcée de militaire, portant l'habit qui aurait dû le contraindre, il me fascinait. Comment pouvait-il me regarder avec une telle dévotion, puis m'éliminer de sa vie comme si je n'avais jamais eu d’existence réelle, autre que celle d’un prof qui apparaît et disparaît à heure fixe, une fois par semaine ?
J'ai revu Pierre-Étienne ce samedi, presque au même endroit, rue Sainte-Catherine, tout près, encore, du parc Émilie-Gamelin. Je sortais d'une grande pharmacie. Il tournait en rond, comme s'il suivait un plan imaginaire tracé sur le pavé, cherchant du pied un caillou sur lequel frapper. Il y avait tout autour une foule considérable. La rue était transformée en un immense marché aux puces qui s’étirait sur quelques kilomètres de long, d’est en ouest. Les habitués du petit coin de ville où j’étais n’avaient pourtant pas quitté les lieux. Les itinérants, les déficients, les toxicomanes s’y retrouvaient aussi nombreux que d’habitude. C’étaient eux que la foule des chercheurs d’aubaine importunait. Mais Pierre-Étienne me voit quand même, et cette fois, il vient directement vers moi, ne cache pas qu’il sait qui je suis.
- Je vous connais, vous, vous avez été mon prof d'histoire.
- Tout à fait, et je me souviens très bien de toi. T’as suivi un cours avec moi il y a 5 ou 6 ans de ça. Je pourrais encore te dire où tu t’assoyais en classe, et dans quel local le cours se donnait !
Je suis de bonne humeur, malgré la chaleur accablante de cette journée de mi-juillet. La rencontre est heureuse. Je souris facilement. Je suis content, flatté qu’il vienne me parler. Ça promet d’être un beau moment dans la vie d’un prof.
- Hey, vous me faites marcher. Vous ne vous souvenez certainement pas de moi. Comment je m’appelle ?
Je le lui dis, nom de famille et prénom. Il est étonné. Mais il se rapproche tout de suite, se tient à quelques centimètres à peine de moi. D’instinct, je dépose mon sac, met mes mains dans mes poches. S’il s’en aperçoit, il n’en dit rien, n’en tire aucune conclusion ; s’il est humilié, il n’en laisse rien voir.
- Vous devez vous demander ce que je fais ici ?
- Ici ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Ben ici. C’est un coin où il y a de la dope. Y’a des dealers partout. Et puis, c’est juste à côté du quartier gai.
- Je suis ici, moi aussi, et tu ne me demandes pas pourquoi j’y suis.
- Vous sortez de la pharmacie !
Et à brûle-pourpoint:
- Vous habitez dans le Village ? Êtes-vous gai ?
Je lui réponds franchement que j’ai des préférences, et que j’habite tout près, mais que je suis dans le quartier depuis tellement longtemps qu’il n’y a pas de lien à faire entre sa sociologie particulière et le fait que j’y habite. Il rigole gentiment.
- Vous n’avez pas changé. Vous parliez comme ça en classe. Je trouvais ça fascinant, parce que c’était comme si vous connaissiez un livre par cœur.
Je m’amuse à mon tour, tout en lui disant que je ne sais trop comment interpréter sa remarque.
- Vous étiez un excellent prof. Vous le savez. Tout le monde vous aimait.
Il nomme aussi un de mes jeunes collègues qu’il appréciait beaucoup. Et puis, s’installe l’inévitable moment creux, incertain, sans un mot qui ne vienne facilement. Ça se passe toujours comme ça, quand je croise d’anciens élèves. Dites, on a envie de continuer à se parler, ou on se laisse là-dessus, tout de suite ?
Pierre-Étienne ne s’éloigne pas, bien au contraire, quand je ramasse mon sac et me remets à marcher, il me talonne, toujours d’aussi près. Alors la conversation se dénature, glisse rapidement vers la tragédie. Il me raconte que ses parents l’ont mis à la porte. Qu’il vit en chambre, tout près, et que c’est minable. Qu’il ne pourrait pas m’amener là s’il le voulait, parce qu’il aurait honte. Il vit comme il peut. Il s’habitue. Il « avoue», il le dit comme ça, qu’il consomme. Parfois, il se retrouve mal pris. Des dealers le poursuivent. En ce moment même, il doit de l’argent, il est menacé. Il me demande si j’ai un t-shirt et des jeans noirs à lui « prêter », « parce que la nuit, je suis moins visible habillé comme ça, si je sors et que je vais dans le Vieux. »
- Je ne peux pas t’inviter chez moi, Pierre-Étienne.
- Ben, si vous en avez, allez les chercher, et ramenez-les-moi ici, si vous en avez le temps. J’en ai vraiment besoin.
Il n’est pourtant ni crasseux, ni mal accoutré. Il est rasé de près, du jour même. Je promets de revenir. Je suis évidemment certain que j’ai, chez moi, les vêtements qu’il me demande. Je lui précise que je ne veux pas lui donner d’argent, mais que s’il a faim, je peux lui offrir quelque chose, par exemple lui payer un souper au resto.
- Pas question. Pas de charité. Pas de vous. Je gagne ce que je reçois.
Tout en parlant, on quitte la rue Sainte-Catherine, remonte la rue St-Timothée, approche de la rue Maisonneuve. Il y a là une entrée d’immeuble à logements mal entretenue, puante, mais discrète. Il me pousse légèrement jusqu’au seuil.
- Vous ne voulez pas baiser avec moi ? Je le fais avec des gars, quelques fois. Vous paraissez bien. Vous me payeriez. Ce ne serait pas de la charité.
- Je pourrais être ton père ! C’est impossible. Mais je vais aller te chercher les vêtements que tu m’as demandés.
- Ça me plairait, à moi, vous êtes beau bonhomme. Vous me payeriez, comme pour un salaire. Mais je ne pourrais pas rester chez vous après. Je ne resterai pas pour la nuit.
Il me passait, trop vite, toutes sortes d’idées par la tête. Lui mentionner, par exemple, au point où on en était, d’arrêter de me vouvoyer, ce que je me suis bien gardé de faire, surtout qu’il n’avait pas cessé de me serrer de près. J’ai eu envie de lui dire que je l’aimais, immensément, et que j’avais tous les pouvoirs imaginables pour le sortir du pétrin dans lequel il s’était enfoncé, je ne sais comment. Mais je me suis bien gardé de le lui dire, parce qu’il aurait pu y sentir un désir franchement sexuel de ma part, ce que je ne voulais surtout pas exprimer. J’avais envie de le sauver malgré lui, de l’adopter. Lui a peut-être deviné mon trouble. En tout cas, il s’est appuyé sur moi, tête penchée, et de son pouce replié, il m’a caressé.
- Pierre-Étienne, arrête ça. Je ne ferai rien avec toi. Je ne t’amènerai pas chez moi. Je n’irai pas davantage dans ta chambre avec toi. Je ne sais même plus si tu as vraiment besoin de jeans et de t-shirt.
- Je suis vraiment mal pris. J’ai vraiment besoin de me dissimuler. Je vais peut-être passer la nuit dehors. Les vêtements noirs vont m’être très utiles. J’ai besoin d’argent. Mais je n’en veux pas de vous si je ne fais pas quelque chose pour vous.
- J’imagine que tu as besoin de pas mal d’argent.
De pas mal, oui. Et je n’y pouvais en fait rien.
Je me suis dégagé. Il m’a encore suivi. « Pierre-Étienne, tu ne m’accompagnes pas jusque chez moi. » Je le vois faire un rapide signe de tête : il acquiesce. Il me dit :
- Si vous revenez, pouvez-vous m’acheter de la bière ? Je pourrais la revendre sur la rue, et me faire un peu d’argent comme ça.
Trente minutes plus tard, je suis retourné sur la rue Ste-Catherine. Il n’avait plus cherché à me suivre, ni à découvrir où j’habitais. Il m’attendait. Je lui ai donné le jeans, le t-shirt dont il disait avoir besoin. Il n’a pas jeté de coup d’œil curieux dans le sac. Il lui a fallu pas mal de bière, et une pizza, en « extra », m’a-t-il dit en blaguant. Je lui ai dit que j’étais bouleversé, inquiet, que je voulais lui laisser une adresse de courriel. Il a pris la fiche, a souri, l’a mise dans ses poches, m’a fait une rapide accolade, m’a tourné le dos, et a rapidement décampé, sac, bière et pizza en main, vers la rue Notre-Dame.
Il y a des moments d’amour d’une souffrance intolérable.
J’espère le revoir, bientôt, porter mes vêtements, et, en écrivant cela, je me sens prof comme jamais.
Note: Le prénom de mon vis-à-vis est ici évidemment fictif.