dimanche 17 juillet 2011

ÉPISODE DANS LA VIE D'UN PROF



Dürer: Jeune homme au chapeau maron. Gemaldegalerie, Dresden.



Je l'avais déjà aperçu, il y a quelques mois de ça, marchant sur une petite rue du centre-ville, aux limites du Village, trop près du parc Émilie-Gamelin, pour que ça soit innocent, pur hasard; du reste, il m'avait évité du regard, délibérément, alors qu'en classe, il y a quelques années de ça, ce garçon, petit, mais musclé, tête rasée, éternellement sans sourire, me regardait attentivement donner mon cours, donnant l'impression de n'en rien manquer, pas un mot. Jamais Pierre-Étienne n'était venu me parler de quoi que ce soit, m'interroger sur quoi que ce soit. Il réussissait bien. Il repartait, le cours fini, aussi seul qu'il l'avait été en classe. Plus un regard pour moi. J'avais cessé de figurer dans sa vie. Il s'en allait ailleurs, je ne sais où, sans autre ami que lui-même. Avec son allure forcée de militaire, portant l'habit qui aurait dû le contraindre, il me fascinait. Comment pouvait-il me regarder avec une telle dévotion, puis m'éliminer de sa vie comme si je n'avais jamais eu d’existence réelle, autre que celle d’un prof qui apparaît et disparaît à heure fixe, une fois par semaine ?

J'ai revu Pierre-Étienne ce samedi, presque au même endroit, rue Sainte-Catherine, tout près, encore, du parc Émilie-Gamelin. Je sortais d'une grande pharmacie. Il tournait en rond, comme s'il suivait un plan imaginaire tracé sur le pavé, cherchant du pied un caillou sur lequel frapper. Il y avait tout autour une foule considérable. La rue était transformée en un immense marché aux puces qui s’étirait sur quelques kilomètres de long, d’est en ouest. Les habitués du petit coin de ville où j’étais n’avaient pourtant pas quitté les lieux. Les itinérants, les déficients, les toxicomanes s’y retrouvaient aussi nombreux que d’habitude. C’étaient eux que la foule des chercheurs d’aubaine importunait. Mais Pierre-Étienne me voit quand même, et cette fois, il vient directement vers moi, ne cache pas qu’il sait qui je suis.



- Je vous connais, vous, vous avez été mon prof d'histoire.
- Tout à fait, et je me souviens très bien de toi. T’as suivi un cours avec moi il y a 5 ou 6 ans de ça. Je pourrais encore te dire où tu t’assoyais en classe, et dans quel local le cours se donnait !
Je suis de bonne humeur, malgré la chaleur accablante de cette journée de mi-juillet. La rencontre est heureuse. Je souris facilement. Je suis content, flatté qu’il vienne me parler. Ça promet d’être un beau moment dans la vie d’un prof.
- Hey, vous me faites marcher. Vous ne vous souvenez certainement pas de moi. Comment je m’appelle ?
Je le lui dis, nom de famille et prénom. Il est étonné. Mais il se rapproche tout de suite, se tient à quelques centimètres à peine de moi. D’instinct, je dépose mon sac, met mes mains dans mes poches. S’il s’en aperçoit, il n’en dit rien, n’en tire aucune conclusion ; s’il est humilié, il n’en laisse rien voir.
- Vous devez vous demander ce que je fais ici ?
- Ici ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Ben ici. C’est un coin où il y a de la dope. Y’a des dealers partout. Et puis, c’est juste à côté du quartier gai.
- Je suis ici, moi aussi, et tu ne me demandes pas pourquoi j’y suis.
- Vous sortez de la pharmacie !
Et à brûle-pourpoint:
- Vous habitez dans le Village ? Êtes-vous gai ?
Je lui réponds franchement que j’ai des préférences, et que j’habite tout près, mais que je suis dans le quartier depuis tellement longtemps qu’il n’y a pas de lien à faire entre sa sociologie particulière et le fait que j’y habite. Il rigole gentiment.
- Vous n’avez pas changé. Vous parliez comme ça en classe. Je trouvais ça fascinant, parce que c’était comme si vous connaissiez un livre par cœur.
Je m’amuse à mon tour, tout en lui disant que je ne sais trop comment interpréter sa remarque.
- Vous étiez un excellent prof. Vous le savez. Tout le monde vous aimait.
Il nomme aussi un de mes jeunes collègues qu’il appréciait beaucoup. Et puis, s’installe l’inévitable moment creux, incertain, sans un mot qui ne vienne facilement. Ça se passe toujours comme ça, quand je croise d’anciens élèves. Dites, on a envie de continuer à se parler, ou on se laisse là-dessus, tout de suite ?



Pierre-Étienne ne s’éloigne pas, bien au contraire, quand je ramasse mon sac et me remets à marcher, il me talonne, toujours d’aussi près. Alors la conversation se dénature, glisse rapidement vers la tragédie. Il me raconte que ses parents l’ont mis à la porte. Qu’il vit en chambre, tout près, et que c’est minable. Qu’il ne pourrait pas m’amener là s’il le voulait, parce qu’il aurait honte. Il vit comme il peut. Il s’habitue. Il « avoue», il le dit comme ça, qu’il consomme. Parfois, il se retrouve mal pris. Des dealers le poursuivent. En ce moment même, il doit de l’argent, il est menacé. Il me demande si j’ai un t-shirt et des jeans noirs à lui « prêter », « parce que la nuit, je suis moins visible habillé comme ça, si je sors et que je vais dans le Vieux. »
- Je ne peux pas t’inviter chez moi, Pierre-Étienne.
- Ben, si vous en avez, allez les chercher, et ramenez-les-moi ici, si vous en avez le temps. J’en ai vraiment besoin.
Il n’est pourtant ni crasseux, ni  mal accoutré. Il est rasé de près, du jour même. Je promets de revenir. Je suis évidemment certain que j’ai, chez moi, les vêtements qu’il me demande. Je lui précise que je ne veux pas lui donner d’argent, mais que s’il a faim, je peux lui offrir quelque chose, par exemple lui payer un souper au resto.
- Pas question. Pas de charité. Pas de vous. Je gagne ce que je reçois.
Tout en parlant, on quitte la rue Sainte-Catherine, remonte la rue St-Timothée, approche de la rue Maisonneuve. Il y a là une entrée d’immeuble à logements mal entretenue, puante, mais discrète. Il me pousse légèrement jusqu’au seuil.
- Vous ne voulez pas baiser avec moi ? Je le fais avec des gars, quelques fois. Vous paraissez bien. Vous me payeriez. Ce ne serait pas de la charité.
- Je pourrais être ton père ! C’est impossible. Mais je vais aller te chercher les vêtements que tu m’as demandés.
- Ça me plairait, à moi, vous êtes beau bonhomme. Vous me payeriez, comme pour un salaire. Mais je ne pourrais pas rester chez vous après. Je ne resterai pas pour la nuit.



Il me passait, trop vite, toutes sortes d’idées par la tête. Lui mentionner, par exemple, au point où on en était, d’arrêter de me vouvoyer, ce que je me suis bien gardé de faire, surtout qu’il n’avait pas cessé de me serrer de près. J’ai eu envie de lui dire que je l’aimais, immensément, et que j’avais tous les pouvoirs imaginables pour le sortir du pétrin dans lequel il s’était enfoncé, je ne sais comment. Mais je me suis bien gardé de le lui dire, parce qu’il aurait pu y sentir un désir franchement sexuel de ma part, ce que je ne voulais surtout pas exprimer. J’avais envie de le sauver malgré lui, de l’adopter. Lui a peut-être deviné mon trouble. En tout cas, il s’est appuyé sur moi, tête penchée, et de son pouce replié, il m’a caressé.
- Pierre-Étienne, arrête ça. Je ne ferai rien avec toi. Je ne t’amènerai pas chez moi. Je n’irai pas davantage dans ta chambre avec toi. Je ne sais même plus si tu as vraiment besoin de jeans et de t-shirt.
- Je suis vraiment mal pris. J’ai vraiment besoin de me dissimuler. Je vais peut-être passer la nuit dehors. Les vêtements noirs vont m’être très utiles. J’ai besoin d’argent. Mais je n’en veux pas de vous si je ne fais pas quelque chose pour vous.
- J’imagine que tu as besoin de pas mal d’argent.

De pas mal, oui. Et je n’y pouvais en fait rien.


Je me suis dégagé. Il m’a encore suivi. « Pierre-Étienne, tu ne m’accompagnes pas jusque chez moi. » Je le vois faire un rapide signe de tête : il acquiesce. Il me dit :
- Si vous revenez, pouvez-vous m’acheter de la bière ? Je pourrais la revendre sur la rue, et me faire un peu d’argent comme ça.



Trente minutes plus tard, je suis retourné sur la rue Ste-Catherine. Il n’avait plus cherché à me suivre, ni à découvrir où j’habitais. Il m’attendait. Je lui ai donné le jeans, le t-shirt dont il disait avoir besoin. Il n’a pas jeté de coup d’œil curieux dans le sac. Il lui a fallu pas mal de bière, et une pizza, en « extra », m’a-t-il dit en blaguant. Je lui ai dit que j’étais bouleversé, inquiet, que je voulais lui laisser une adresse de courriel. Il a pris la fiche, a souri, l’a mise dans ses poches, m’a fait une rapide accolade, m’a tourné le dos, et a rapidement décampé, sac, bière et pizza en main, vers la rue Notre-Dame.



Il y a des moments d’amour d’une souffrance intolérable.



J’espère le revoir, bientôt, porter mes vêtements, et, en écrivant cela, je me sens prof comme jamais.


Note: Le prénom de mon vis-à-vis est ici évidemment fictif.




14 commentaires:

Luc Séguin a dit…

Récit touchant. Sincère.

Je découvre ton blogue. Intéressant. Je reviendrai.

Richard Patry a dit…

Merci ! Je vois que tu as aussi des blogues. J’irai te lire, je te promets :-)

lesage a dit…

Ta rencontre avec ton ex-étudiant est racontée avec beaucoup de réalisme. Ton désarroi est palpable. C'est déjà triste de reconnaître dans les yeux des itinérants un intelligence et une sensibilité saccagées, mais quand le souvenir de l'innocence apparaît, cela doit faire mal. Le drame de cette jeune personne est d'avoir été fauchée par un destin et entraîné dans le monde des fantômes. Heureusement, il y a des jeunes qui s'en sortent. Ce sera peut être le cas pour lui et qui sait, tu y auras été peut être pour quelque chose.

Richard Patry a dit…

Ton commentaire est magnifique, et magnifiquement écrit. Il me touche, me bouleverse. Merci d’avoir pris la peine de me le faire parvenir.

Anonyme a dit…

Un prof est un personnage public et un prof dans sa vie va connaitre beaucoup plus de gens que chacun des étudiants qui suivent son cours à moins que certains d'entre eux deviennent à leur tour « personnage public ».

Plus on connait de gens plus on risque de tomber sur des histoires tristes, tragiques comme celle que tu nous racontes ici. C'est indéniable que c'est déchirant et c'est difficile de savoir c'est quoi au juste qui a provoqué sa déchéance.

La seule chose qui joue en sa faveur c'est qu'il est jeune. S'il a le désir de s'en sortir, il a encore la « malléabilité » de changer, de faire des prises de conscience qui vont lui souligner en gras les causes de sa sordide situation actuelle et lui indiquer le chemin de la sortie. Il sera celui qui au bout du compte décidera comment va se dérouler le reste de sa vie.

Il peut être une comète qui s'enflamme et s'éteint rapidement dans un spectacle étonnant mais malheureux ou il peut-être une étoile à la lumière constante et rassurante dans les nuits les plus noires. Dans le fond, lui seul prendra la décision de la suite de son histoire.

Beau billet comme à l'habitude, Richard.

Richard Patry a dit…

Quel texte ! Je suis franchement honoré de recevoir un pareil commentaire, tout comme je l'étais du commentaire de lesage. Merci, merci mille fois.

J'ai connu ( et beaucoup aimé ) il y a longtemps une « comète qui s'enflamme et s'éteint rapidement ». Ton commentaire, c'est aussi un hommage à son souvenir.

Lili a dit…

Beau texte qui est venu m'interpeller profondément!

Richard Patry a dit…

Tu es prof, toi aussi, faut dire ;-)

Anonyme a dit…

Mais Pierre-Étienne me voit quand même, et cette fois, il vient directement vers moi, ne pas cache qu’il sait qui je suis.
Ne pas cache?

Richard Patry a dit…

Merci ! Une coquille qui s'est glissée hier soir, quand j'ai modifié un peu cette phrase !

... Mais dites-moi, à part voir les fautes, vous en pensez quoi, de ce texte ?

Anonyme a dit…

Désolé, je ne voulais pas confronter, juste améliorer.
Je ne savais pas que ce texte avait été modifié rapidement antérieurement.

S'il était selon toi ainsi nécessaire de publier une erreur observée dans ma lecture intense et intéressée, absorbée dans les moindres méandres, je n'y puis rien.
C'est le choix néanmoins qui revient à tout blogueur de faire suivre ou non toutes les interventions pouvant améliorer son texte, il va de soi…

Alors merci pour la mention,
Honoré d'avoir aidé.

Richard Patry a dit…

Il n'y avait aucune confrontation :-)

Je déteste quand des coquilles se glissent dans mes textes, malgré moi, malgré des lectures répétées.

Alors, merci encore.

( Soit dit en passant, je ne censure jamais aucun commentaire. Et ton commentaire était pleinement justifié.)

RAnnieB a dit…

Tant le contenu que le style de ce texte m'ont fait vibrer.

En ce qui a trait au contenu, j'y vois clairement l'essence de Richard. Cet homme qui, bien qu'il aurait pu poursuivre son chemin en se justifiant qu'il avait lui, vécu de bien pires moments et s'en était sorti, s'est arrêté. Il a tenté de comprendre, d'aider et non simplement de se débarasser.
En ce qui a trait au style. Je le lirais pendant des heures. J'ai hâte de le faire :).

Richard Patry a dit…

À Annie: Merci, vraiment; ton commentaire, c’est presque trop, mais il me flatte, et honnêtement, me fait immensément plaisir.

Je me permets de signaler à Eliot Sandro que tu as laissé un commentaire, pour lui, sur l’autre blogue. Je le fais, parce que sinon, il y a peu de chances qu’il le lise !

Annie, je te l’ai déjà dit plusieurs fois: je connais peu de personnes aussi spontanément généreuses que toi, de ton temps, de tes efforts, et de tes sentiments.