Denis-Auguste Raffet, Épisode de la campagne de Russie
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On commémore beaucoup, en cette année 2012: le centenaire du naufrage du Titanic, la guerre anglo-américaine de 1812, dont une partie des combats se déroule en sol colonial, ici, dans ce qu’on appelle alors les Haut et Bas-Canada... En Europe, le 22 juin 1812, il y a deux cents ans aujourd’hui même, Napoléon déclare la guerre à la Russie; deux jours plus tard, il franchit la frontière, traverse le Niémen. Il a avec lui plus de 600,000 hommes, d’une vingtaine de nationalités, des hommes qui maudissent une guerre qui ne les concerne pas. Dans cette armée, gigantesque pour l’époque, il manque de nombreux soldats français, les meilleurs de l’armée impériale, des hommes qui, souvent, ont été recrutés à l’époque de la Révolution, et qui combattent toujours en Espagne, au moment où commence l’invasion de la Russie.
Cette campagne, c’est un pari, un risque calculé, un défi énorme, fait à l’espace, au climat, aux approvisionnements, aux courriers, et Napoléon le sait. Personne, dans son entourage, personne qui compte, ne soutient l’entreprise. Fouché, semble-t-il, a tout prévu, décrit d’avance, à l’Empereur, la terrible fatalité qui l'attend. Lacuée de Cessac, l’excellent ministre de l’Administration de la guerre, s’oppose fermement à l’aventure, formule, lui aussi clairement, ses objections. L’ancien ambassadeur de France en Russie, Caulaincourt, fait tout ce qu’il peut, jusqu’à contredire publiquement l’Empereur, pour éviter le conflit. Napoléon croit sincèrement son ambassadeur trompé, manipulé. Il croit la victoire possible. Il croit, surtout, la guerre inévitable.
Elle est inévitable, malgré l’alliance contractée, il y a cinq ans seulement, entre le tsar Alexandre de Russie, et l’empereur des Français, à Tilsit, « là où j’ai été le plus heureux de toute ma vie », dira Napoléon exilé à Sainte-Hélène. L’alliance suppose l’acceptation, parfaitement inconcevable pour la Russie tsariste, du « système continental » d'architecture napoléonienne: la reconnaissance du royaume d’Italie, de la Confédération du Rhin, du Grand-Duché de Varsovie. Pour ceux et celles de mes lecteurs qui connaissent mal cette période de l'histoire, voici plus nettement encore ce que l’alliance impose: la Russie de l’autocrate Alexandre, Russie féodale, socialement arriérée, s'engage à reconnaître la transformation rapide de l’Europe par Napoléon, qui a fait naître l’Italie, l’Allemagne et la Pologne, comme de possibles États nationaux, cadre privilégié d’une fonction publique moderne, d’une législation nouvelle, de l’égalité civile et de l’abolition des privilèges, ceux de la noblesse et du clergé d'Ancien Régime. « Bah !, dira Napoléon au ministre russe, venu en catastrophe négocier un éventuel arrêt de l’invasion, plus personne n’est religieux de nos jours ». Le Russe aurait répondu: « Erreur Sire, on ne l’est peut-être plus en Italie et en Allemagne, mais on l’est encore en Espagne et en Russie ». De fait, la résistance contre l’occupation française reste acharnée en Espagne, résistance nationale, fanatisée par un clergé catholique, qui a beaucoup à perdre de la constitution libérale que Napoléon impose à l’Espagne en 1808 — quelque chose comme un traité de Versailles un siècle avant le vrai, avec les mêmes conséquences, tant la liberté ne s’impose pas par la force, encore moins par l’ennemi, surtout quand l’ennemi est l’Antéchrist. En Russie, Napoléon ne peut s’imaginer, ce 22 juin 1812, ce qu’allait être la résistance populaire. Elle devait être, pour les envahisseurs, tout autant que pour les Russes eux-mêmes, effroyable, dévastatrice, meurtrière, exaltée.
L’alliance de 1807 entre la France et la Russie implique par ailleurs que la Russie déclare la guerre à l’Angleterre, et adhère au Blocus continental: c’est là, avec l’affaire de Pologne, et plus encore que le «système continental», ce qui ruine d’avance, toute chance de succès à l’alliance franco-russe. Napoléon n’a jamais songé à stabiliser l’Europe — et la paix — après l’alliance; il a cru, vraiment, que la Russie ferait partie intégrante de sa machine de guerre. La Russie n’a jamais songé à autre chose qu’à refaire ses forces, qu’à reprendre éventuellement le combat, qu’à détruire la construction napoléonienne en Europe. Comment imaginer que la Russie allait intervenir, avec sérieux, et conviction, pour arracher à l'Angleterre une paix, au bénéfice d'un « allié » qui bouleversait toutes les structures existantes, même les plus sacrées ? La guerre totale entre la France et l’Angleterre se poursuit, en Espagne depuis 1808, en Autriche en 1809, et maintenant, en 1812, la lutte à mort franco-anglaise se déplace tragiquement en Russie, profitant du fait que l’empire français et l’empire russe cherchent et veulent, à nouveau, l’affrontement.
L’attaquant, c’est Napoléon. Le contraire a pourtant failli arriver: un an auparavant, la Russie avait massé des troupes aux frontières de la Pologne, l’avait menacée d’invasion rapide, et d’un partage avec les puissances intéressées d’Europe centrale. L’Autriche, plusieurs fois saignée, occupée, ravagée par les troupes françaises, s’était montrée prudente, malgré l’envie... Faute d’une agression précipitée contre la Pologne, et d’une nouvelle coalition anti-française, le tsar insiste donc, répète plusieurs fois la même demande, exige de Napoléon qu’il s’engage à ne jamais ressusciter une Pologne complète, à n’en jamais même prononcer le nom: lui proteste qu’« il lui faudrait être Dieu pour garantir que plus jamais la Pologne n’existerait ». En 1812, si les soldats de la Grande Armée vont à marches forcées jusqu’en Russie, c’est contre l’Angleterre qu’ils s’y rendent, c’en est la raison première; mais c’est aussi pour la survie de la Pologne qu’ils courent le risque de périr à la boucherie.
Quant à Napoléon, il charge, mais comme par une fuite en avant; il répète que la guerre n’est que «politique», s’illusionne là-dessus tant et si bien qu’il s’appuie faiblement sur le nationalisme des Polonais, qui attendent de lui, depuis 1807, un État national reconstitué et leur libération. En entrant en Russie, Napoléon ne libère pas davantage les paysans russes du servage, malgré les supplications de son beau-fils, Eugène, qui croit que cette guerre ne peut être gagnée que si elle est révolutionnaire, légitimée, à nouveau, comme au temps de la Révolution, par l’émancipation des peuples et des opprimés. Et pourtant, en 1812, on acclame toujours frénétiquement l'empereur des Français, en Pologne, en Lituanie: on espère de lui la souveraineté nationale. Mais Napoléon connait trop bien la chouannerie espagnole, pour l’avoir vue, en personne, s’étendre, violente et sauvage, sur son flanc ouest. Pas question d’un pareil orage en Russie, incontrôlable, hasardeux. L’homme de guerre s’en remet donc à ce qu’il peut le mieux réussir: une victoire militaire rapide, écrasante, un nouvel Austerlitz, un nouveau Friedland, une victoire qui ramènerait dans l’alliance française un tsar désormais soumis, soulagé qu’on n’ait rien changé à l’ordre social de naissance et de sang, voulu par Dieu, de la sainte Russie, ni rogné son territoire.
Le 24 juin 1812, l’horreur commence, sans se laisser deviner. Aux environs de l’invasion française, les Russes ont déserté. Le pays immédiat est immense, abandonné.
L’armée française avance, rapide. Elle prend des villes, mais perd des hommes, qu’on stationne là où il faut s’assurer du contrôle du pays occupé, là où il faut s’assurer des communications et des arrivages, souvent en retard de plusieurs jours. Des soldats, déjà, désertent. Et les Russes n’ont de cesse de reculer, de refuser le combat, de bruler, déjà, tout ce qui peut servir à l'ennemi. Napoléon reprend sa marche, inexorable. Le plan initial est abandonné; l’Empereur s’enfonce, rêve de Moscou, où il pourrait, sans doute, rencontrer enfin le tsar, rétablir l’alliance, conclure cette guerre « politique », fermer la Russie aux Anglais, dicter la paix à une Angleterre brisée par la fermeture complète du continent à son commerce. Le 7 septembre, à Borodino, tout près de la ville sainte, les Russes, enfin, font face; la bataille, dite de la Moskova, est atroce; Napoléon se prive d’une victoire complète, qui aurait détruit l’armée russe, en refusant, jusqu’à la fin de cette terrible journée, d’impliquer la Garde impériale dans la bataille frontale. Réserve prudente pour l'avenir. Les Russes reculent encore, Moscou est à portée d’une dernière marche: le 14 septembre, les Français entrent à Moscou.
Là l’incendie se déchaîne, c’est célèbre, dans cette ville construite de bois. Les pompes ont été évacuées, parfois détruites, les boyaux crevés. Les Russes eux-mêmes ont mis le feu, ont sacrifié Moscou. Dans ce qui reste encore debout, le cinquième de ce qu'était la ville avant l'incendie, l’armée impériale s’installe, pille, survit comme elle peut. Impossible d’envisager de passer l’hiver dans cet amas de ruines fumantes. Et pourtant, Napoléon s’obstine à attendre une ouverture du tsar, envoie à Saint-Pétersbourg un émissaire. Rien. Silence méprisant. Alexandre, horrifié, sûr d’être l’instrument de Dieu contre le « monstre », attend l'inévitable. Il sait l’armée française déjà très affaiblie. Le 19 octobre, une première neige, fondante, tombe sur Moscou. Napoléon quitte la ville, ordonne à l’armée de faire marche arrière. C’est un immense bazar ambulant que la ville expulse. Jusqu’où les soldats pillards pensaient-ils pouvoir traîner leur butin ? L’hiver frappe bientôt, durement. L’armée russe harcèle les survivants, misérables, de l’armée française. Fin novembre, la température est polaire. L’armée impériale doit réussir, et réussit à traverser la rivière Bérézina, pour éviter l’encerclement, l’anéantissement. La longue marche reprend, abandonnant derrière elle des hommes qu’on ne pouvait plus secourir, et qui, souvent, avaient déserté: des soldats, hagards, laissés à eux-mêmes, meurent de faim et de froid. Les survivants sont souvent massacrés. Des fosses sont creusées, des cadavres, pêle-mêle, y sont jetés. Le 3 décembre, Napoléon dicte un bulletin de guerre, qui sera expédié en France, et qui ne cachera rien de ce qui est devenu une retraite, confuse, une catastrophe difficilement réparable: « Dire que l'armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie, son artillerie et son matériel, c'est le résultat de ce qui vient d'être fait. » L’Empereur sait que désormais, tout peut de se retourner contre lui, alliés européens de la veille, et peut-être ses plus fidèles appuis, en France même. Il quitte donc l’armée, le 5 décembre, pour regagner Paris le plus rapidement possible. Quand la campagne s’achève, deux cent mille soldats sont morts en Russie, au combat, par les privations de toutes sortes, par la maladie, singulièrement par le froid. Presque autant sont restés prisonniers de l’armée russe. À la mi-décembre 1812, lorsque l’armée française se regroupe, et fait le décompte de ce qui lui reste, les effectifs n’atteignent probablement pas trente mille hommes.
On a écrit, on l’écrit encore, que Napoléon a voulu «conquérir» la Russie. C’est ridicule, et c’est faux. Il a voulu fermer une dernière brèche, dans son «système» de guerre commerciale qu’il menait contre l’Angleterre, et que l’Angleterre menait de même, avec une férocité comparable, contre lui. Il a voulu protéger le Grand-Duché de Varsovie — pour l’essentiel, la Pologne — dont il garantissait le territoire et les frontières. Il a pensé qu’une victoire, la dernière, contre la Russie, consoliderait le réaménagement européen, où le «système familial» a joué un si grand rôle, et qui masquait, pour les peuples allemand, italien et espagnol, la modernité nationale et institutionnelle de l’action napoléonienne. Mais en Russie même, Napoléon a manqué à son propre destin: ne menant qu’une guerre « politique » qui a échoué, il a discrédité ses buts de guerre et l’ensemble pourtant révolutionnaire de son « oeuvre ». Les peuples se sont soulevés contre lui. La machine de guerre temporairement détruite, il a rendu possible une coalition de tous les pays d’Europe contre la France, ce qu’il avait toujours redouté comme un danger potentiellement fatal. La France, malgré la catastrophe, lui reste cependant fidèle: l’effort de guerre, en 1813, est remarquable, mais Napoléon subit les événements, il ne les contrôle plus. Il perd l’Allemagne, il perd la France, et des dizaines de milliers d'hommes, encore, meurent au combat. À Vienne, réunis en Congrès, les diplomates européens s’empressent de liquider l’héritage, et de restaurer l’ordre ancien des choses, à l’encontre des « idées du siècle », tant qu’ils le peuvent, partout: un inconcevable retour en arrière, une oppression inouïe contre les personnes et contre les nations, une négation, radicale, de la Révolution française et de la construction napoléonienne. La « guerre politique » perdue trouve à Vienne son parachèvement, mais libère Napoléon du poids moral de son attaque contre la Russie, de son refus d’y introduire l’égalité, et de l’atroce retraite, barbare, inhumaine, qui ponctue l’année 1812. Comment le fin Metternich n’a-t-il pas compris l’erreur essentielle qu’il faisait faire au Congrès de Vienne ? Comment a-t-il pu penser, lui aussi, que « cela pouvait durer » ? L’autocratie et le servage maintenus en Russie, l’ancien régime rétabli en Allemagne, en Italie, et même en France, Napoléon redevient vite l’homme des peuples, des nations et des libertés, et c’est la dernière image qu’il voudra laisser de lui-même à la postérité.
PS ( 2 août 2012): Il vient de me tomber sous les yeux cette remarque de Joseph de Maistre, à propos des traités de 1815: « une semence éternelle de guerres et de haines, tant qu'il y aura une conscience parmi les hommes ». On ne peut pas mieux dire. Notons au passage que de Maistre était favorable à la réaction. Son analyse en est d'autant plus percutante.
L'Europe napoléonienne, à la veille de la campagne de Russie: l'Italie existe, partiellement, mais elle existe, tout comme la Pologne, nommée, pour ménager les susceptibilités du Tsar, « Grand-Duché de Varsovie ». La Confédération du Rhin regroupe une multitude d'États allemands, à qui on impose l'égalité civile, le procès devant jury, l'égalité de tous devant la loi... Le Pape a perdu Rome. Les frontières de la France s'étendent le long des mers, conséquence directe de la guerre commerciale que mène la France contre l'Angleterre.
L'Europe remodelée au Congrès de Vienne: la Pologne a disparu; l'Italie est à nouveau morcelée, le nord sous la coupe autrichienne, le centre à nouveau confié au Pape; la Prusse devient le principal État allemand, la Confédération du Rhin a disparu. La France a perdu ses immenses frontières maritimes: l'Angleterre règne désormais sur les mers, sans contestation et sans partage. En France, Louis XVIII, frère de l'ancien roi Louis XVI, décapité sous la Révolution, est rétabli sur le trône de France. En apparence, mais en apparence seulement, il ne reste rien de Napoléon.
Source: http://lettres.histoire.free.fr/lhg/geo/geo_europe/cartes_europe/Europe_Vienne_1815.jpg